The Beau Brummels, Turn Around : The Complete Recordings, 1964-1970 (Now Sounds)

Il aura fallu près d’un mois pour commencer à digérer cette rétrospective quasi-intégrale de l’œuvre initiale de The Beau Brummels : huit volumes remplis à ras-bord – plus d’une trentaine de morceaux sur certains CD’s – qui composent un récit chronologique exhaustif – et pour partie inédit d’une petite épopée. Il y a pourtant bien des raisons valables de consacrer quelques heures d’attention au legs de ce groupe que l’on considère souvent comme secondaire. Réévaluer son importance relative, sans doute. Mais, après tout, cet aspect de la besogne a été déjà préalablement amorcé depuis que, au début du siècle, le jeu érudit des réhabilitations rétrospectives a conduit les amateurs de l’archéologie du folk-rock à panthéoniser au moins deux des albums les plus novateurs et donc remarquables du quintette de San Francisco : Triangle (1967) et Bradley’s Barn (1968).

The Beau Brummels
The Beau Brummels

On pourrait légitimement s’en tenir là et considérer l’écoute du résidu comme relevant de ce penchant à la thésaurisation dispensable d’un patrimoine anecdotique auquel seul les cuistres s’adonnent sans remords. A cet égard, rien ne permet ici d’infléchir radicalement le verdict de l’histoire officielle ou de prétendre, par amour distinctif du paradoxe, que The Beau Brummels sont supérieurs ou égaux à The Byrds ou Buffalo Springfield. Il y a pourtant quelque chose plus frappant et de plus singulier encore dans la démesure de ce mausolée. Cela tient à la fois à la qualité presque constante de ce qu’il contient et qui, contrairement à la plupart des projets équivalents, pousse à maintenir une attention sans solution de continuité : peu de versions alternatives que l’on zappe dès la première écoute et dont on sait pertinemment, dès le moment du déballage, que l’on n’y reviendra jamais – trop peu d’années à vivre, trop de musique à écouter. Ici, tout n’est pas essentiel ; rien ou presque n’est totalement superflu. Au-delà même des vertus propres de cette œuvre encore méconnue, c’est un récit plus complet et plus large qui s’esquisse au fil des sessions, une histoire de tâtonnements ou de percées majeures au cours de laquelle on croise des personnages majeurs et familiers – Sly Stone, Randy Newman par exemple. Fragments par fragments, un peu comme dans les romans historiques de James Ellroy, c’est en suivant le fil individuel que l’on finit par accéder à tout un pan essentiel de la pop américaine : les relations de pouvoir au sein de l’industrie musicale ;  la découverte du studio et de ses ressources comme lieu central de la création ; l’effervescence d’une époque où les innovations et les réputations se jouent parfois à quelques semaines près ;  les évolutions stylistiques majeures condensées en une poignée d’années – quatre ans, pas davantage, qui séparent ici le début de la fin et qui suffisent pourtant à élaborer une contribution majeure à la redécouverte d’un patrimoine musical considérable et archaïque – le folk et la country.

Le début de cette histoire est sans doute le plus banal. Le point de passage obligé d’une génération de jeunes musiciens américains sidérés par l’apparition des Beatles sur leur écran de télévision familial le 9 février 1964 et qui entendent I Want To Hold Your Hand au Ed Sullivan Show comme un appel mystique à poursuivre la vocation et à rentrer dans les (dés)ordres de la British Invasion. Du côté de San Francisco, Sal Valentino (chanteur) et Ron Elliott (guitariste) font partie des plus convaincus. En compagnie de quelques acolytes, ils enchaînent les concerts dans les clubs irlandais et les bars locaux et se choisissent un nom directement inspiré par l’air du temps résolument anglophile, en référence au pionnier du dandysme londonien de la fin du XVIII° siècle George Brummell. Pourtant, le groupe ainsi formé se démarque d’emblée de la plupart de ses concurrents sur plusieurs points. Les références stylistiques et les influences tout d’abord : nulle trace ici – ou très peu – d’un rock garage pataud principalement inspiré par les structures et les accords basiques du Blues. Derrière les clins d’œil plus qu’appuyés aux Fab Four, on peut discerner le poids déterminant des années d’adolescence consacrée à l’écoute des musiques des générations précédentes : la Country, le Folk, le répertoire des musical de George Gershwin et Jerome Kern. De tous ces ingrédients, Ron Elliott compose sa propre recette singulière. C’est ainsi qu’il contribue à façonner le second trait le plus original du groupe : alors que la plupart des formations américaines nées du contrecoup de la British Invasion balbutient les premiers éléments de leurs performances à partir d’emprunts et de reprises, The Beau Brummels construit dès le départ son propre répertoire. Elliott d’abord, souvent épaulé par le parolier et ami Bob Durand, puis, à partir de 1966, Valentino également qui, encouragé et soutenu par son camarade, se lance dans la composition et se mue progressivement d’interprète majeur – les tonalités nonchalantes de Dylan alliées à la puissante profondeur d’un Fred Neil en font un des meilleurs chanteurs de l’époque – en auteur accompli. A cet égard, le Volume 7 de ce recueil, entièrement consacré aux démos enregistrées au cours de leurs cinq années de collaboration par les deux compères est l’un de ceux dont l’écoute se révèle la plus riche et la plus passionnante. Dans une époque où les talents foisonnent pourtant, peu de binômes peuvent en effet se vanter d’avoir fait preuve d’une telle continuité dans l’inspiration, composant parfois plusieurs titres de haute volée par jour. Publié sur le label local Autumn, le premier LP du groupe se démarque ainsi positivement de bien des premières œuvres de son époque. On y retrouve, certes, les premiers singles qui contribuent au succès initial des Brummels et demeurent encore le format de référence de ces premières années – Laugh, Laugh ou Just A Little – mais sans que le reste puisse être considéré comme un accompagnement négligeable ou un remplissage anecdotique. Souvent considérés, à tort en l’occurrence, comme de simples suiveurs de The Byrds alors que ces sessions ont été enregistrées plusieurs mois avant la publication des premiers morceaux de ces derniers, The Beau Brummels réussissent ainsi à confectionner en guise d’introduction une fusion déjà très aboutie entre racines américaines et importations britanniques. Un deuxième album suit rapidement, conçu sur le même modèle, sans que l’on puisse détecter de faiblesses ou de défauts majeurs, tant Elliott semble alors en mesurede composer à profusion. Introducing The Beau Brummels, 1965 et Volume Two, 1965 possèdent ainsi à la fois une fraîcheur et une clarté dans le son que les décennies ne sont pas parvenues à altérer. Bien mieux enregistrés que la plupart des albums de l’époque, ils bénéficient notamment des soins compétents et attentifs de l’ingénieur du son Sly Stewart – futur Sly Stone – qui restituent à la perfection le détail des instruments et des harmonies.

Le deuxième chapitre s’ouvre pourtant sous des auspices moins favorables. C’est à Los Angeles qu’il se déroule. Mo Ostin et Joe Smith, les deux principaux responsables du label issu de la fusion entre Warner et Reprise, bien décidés à ne pas laisser filer sous leur nez les prochaines jeunes gloires locales, susceptibles de rivaliser avec The Byrds ou The Mamas And The Papas en pleine ascension, ont confié le travail de prospection et de recrutement des talents de la scène californienne en pleine effervescence au fils d’une ancienne relation professionnelle de Smith – Simon Waronker, le fondateur de Roulette Records – le jeune Lenny Waronker. Au printemps 1966, ce dernier se met en chasse. Sa première proie ? Le label Autumn de San Francisco et son écurie de jeunes groupes prometteurs, au premier rang desquels figure The Beau Brummels. C’est Waronker Junior encore qui intègre au ressources humaines et musicales de Warner/Reprise quelques-uns de ses camarades de jeu – Van Dyke Parks, Randy Newman, Leon Russell – qui vont largement contribuer à façonner une esthétique maison caractérisée à la fois par une liberté de ton et une ambition considérable pour l’époque, mais aussi par un goût prononcé pour la pop rétro du Brill Building et l’âge d’or de la comédie musicale. A court terme, le rachat de leur premier port d’attache par la grande entreprise de Los Angeles s’avère catastrophique pour les Beau Brummels. Alors que, comme l’atteste la quantité impressionnante de démos originales accumulée sur le volume 6 – The Autumn Demo Session, enregistrée dès le 16 avril 1965 dans les studios d’Autumn – ainsi que sur la seconde partie du volume 3, Elliott et Valentino dispose déjà de quoi façonner plusieurs recueils originaux de grande qualité. Pourtant, les décideurs mal éclairés de Warner leur impose de publier, en lieu et place, un troisième album entièrement consacré à l’exercice de style formaté et peu gratifiant de la reprise. Seul jalon véritablement médiocre de la discographie du groupe, Beau Brummels ’66, 1966 n’offre à entendre qu’une série de figures imposées, exécutées consciencieusement, mais dépourvues de vraie conviction, à fortiori de génie. Le groupe se dépatouille tant bien que mal de cette sélection des hits de l’époque, sans vraiment parvenir à détourner ou à surpasser les originaux signés par The Beatles – You’ve Got To Hide Your Love Away, The Byrds – Mr. Tambourine Man ou The Rolling Stones – Play With Fire. Sans doute convaincu qu’il ne s’agit là que d’une séance de bizutage sans véritable conséquence, The Beau Brummels ne mesure pas la portée de cet unique échec artistique ET commercial. Alors qu’il renonce presque définitivement à se produire sur scène – le diabète dont est atteint Ron Elliott ne lui permet plus de supporter le rythme stakhanoviste des tournées de l’époque – et s’apprête à se consacrer exclusivement à développer en studio la partie la plus passionnante de son œuvre, le groupe évolue désormais dans un contexte organisationnel au mieux indifférent, au pire hostile et ne bénéficiera plus qu’à dose homéopathique du soutien promotionnel de Warner.

A court terme, Elliott et Valentino semblent assez peu bouleversés par ces considérations mercantiles. Tout au long de 1967 et des premiers mois de 1968, ils se consacrent corps et âmes à leur œuvre et enregistrent coup sur coup les deux chefs d’œuvre susmentionnés, très différents et totalement complémentaires, Triangle, 1967 et Bradley’s Barn, 1968. Le premier d’entre eux reste très marqué par les arrangements baroques de Van Dyke Parks – ravi de trouver meilleur accueil que chez les Beach Boys post-Smile – et les contributions de Randy Newman et Carole Kaye. Les ponts commencent à être jetés entre la flamboyance instrumentale et les fastes psychédéliques assez caractéristiques de l’époque d’un côté et les racines américaines classiques qui ne cessent d’imprégner l’écriture d’Elliott et Valentino – le banjo sur The Keeper Of Time ou And I’ve Seen Her. A l’instigation de Waronker, le groupe va poursuivre cette exploration de la tradition musicale et ce retour aux sources dès le début de 1968 en s’installant à Nashville pour y enregistrer le LP suivant.

Jalon essentiel et précurseur d’un mouvement collectif qui va considérablement s’amplifier dans les mois et les années qui suivent, The Beau Brummels fait partie des pionniers de ce choc des cultures, aussi risqué qu’improbable pour l’époque, et qui consiste à réconcilier la musique des ploucs blancs de droite avec celle des jeunes gauchistes hippies de la côte Ouest. A tous les égards ou presque, Bradley’s Barn se révèle très largement supérieur à Sweetheart Of The Rodeo (1968) de The Byrds, enregistré à peu près dans les mêmes lieux et les mêmes conditions et considéré, sans que l’on comprenne trop pourquoi, comme le premier album de country-rock alors qu’il n’est qu’un disque de country assez banal enregistré par un groupe de rock. A la fois sûrs de leurs forces tout en demeurant perméables aux influences environnantes propagées par des musiciens de sessions locaux, Elliott et Valentino composent ici un ensemble autrement plus homogène et cohérent. Alors qu’au même moment ou presque, sur la côte Est, The Band confectionne une fusion du même type entre les traditions musicales anciennes et contemporaines, Bradley’s Barn reste une apothéose sans lendemain immédiat. Publié un peu trop tôt dans un contexte où ce type de quête de l’authenticité apparaît encore décalée, cette réussite majeure du groupe marque également sa fin. Provisoire, certes, puisqu’une reformation aura lieu en 1975, ponctuée par un album – The Beau Brummels, 1975 – tout aussi excellent et laissé ici de côté pour des raisons contractuelles. Elliott et Valentino poursuivront séparément leurs aventures, chacun de leur côté. A de rares exceptions – l’unique album solo d’Elliott, The Candlestickmaker (1970) mérite amplement le détour – ils ne parviendront pourtant plus ensuite à maintenir le niveau de qualité et l’intensité créative qui ont été les leur au cours de ces brèves années de collaboration copieusement documentées dans leur version quasi-intégrale. Et quasi-essentielle, d’un bout à l’autre.


Turn Around : The Complete Recordings, 1964-1970 par The Beau Brummels vient de sortir chez Now Sounds.

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