Alors que les anciens albums de Ariel Pink sont réédités ces jours-ci, il est temps de revenir aussi sur son ancienne compagne Geneva Jacuzzi, un temps colocataire de Julia Holter, à travers cette interview réalisée il y a quatre ans par Xavier Mazure pour l’ancienne version de la RPM.
Avouons-le, le premier passage en studio de Geneva Jacuzzi ne s’est pas accompagné d’un changement stylistique majeur. De ce point de vue, son nouvel album peut s’écouter comme un recueil de hits succédant idéalement à l’excellent Lamaze (2010). Toutefois, Technophelia pousse plus loin la narration de ses mythes et le dialogue entre ses personnages fictifs. Rencontre avec une jeune femme aussi drôle qu’attachante. Et dont la catharsis semble faire des merveilles.
Au milieu de la dernière décennie, une petite révolution a débuté à Los Angeles et s’est propagée sur MySpace. Certes, celle-ci n’avait alors pas fait grand bruit. Elle a néanmoins créé quelques vocations (jusqu’au sein même de votre revue). Et elle a surtout insidieusement changé la petite planète de la pop moderne devenue formellement trop austère. Pour ce qui nous concerne, les années 90 se sont ainsi bel et bien terminées au moment où émergeaient les premières productions DIY d’un groupe d’amis bien décidés à faire table rase de l’indie rock (comme genre musical) et à retrouver une part de l’humour et de la fantaisie qui enchantaient les ondes FM du passé. Pour ces jeunes gens regroupés au sein du label Human Ear Music, les modèles n’étaient donc plus Sonic Youth, Sebadoh ou Pavement, mais Kraftwerk, The Cure, la jeune Madonna, Devo et des musiciens plus obscurs comme The Centimeters (et son incroyable chanteuse Nora Keyes) ou le génial R. Stevie Moore. Dans ce bouillonnant vivier, on trouvait Ariel Pink, John Maus, Super Creep, Ry Rocklen, Julia Holter, Nite Jewel et… Geneva Garvin. Il faut rendre justice à cette demoiselle restée dans l’ombre de ses amis pendant que nombre d’entre eux rencontraient le succès et signaient chez Domino ou 4AD. La très singulière Geneva nous a longtemps semblé victime d’une odieuse injustice. Si la Californienne n’avait pas effectué sa traversée du désert entre 2010 et 2015, nul doute qu’elle serait aujourd’hui aussi célèbre que son ex-compagnon Ariel Pink ou son ancienne colocataire Julia Holter. La poignée de disques qu’elle a jusqu’ici publiée de façon très confidentielle (sous les pseudos Bubonic Plague puis Geneva Jacuzzi) ne compile certes qu’une très petite partie de ses quatre cents chansons, mais elle témoigne assurément d’un univers hors du commun où se mêlent le religieux, le fantastique et la folie. Alors que paraît l’excellent Technophelia via le dévoué petit label Medical Records, on peut espérer que la (désormais) radieuse et hilare Geneva Jacuzzi va retrouver durablement la voie des studios. L’occasion était idéale pour revenir sur une bonne décennie d’enregistrements en solitaire et faire le point sur le bien-être de notre girl next spa qui n’est décidément pas avare de rires francs.
Contrairement à tes amis, il me semble que tu n’as pas étudié l’art et la musique au California Institute of the Arts. Comment as-tu commencé à écrire et à enregistrer ?
Tu as raison, je n’ai pas fait ces brillantes études. Toute mon enfance, j’ai été scolarisée à la maison par mes parents qui étaient témoins de Jéhovah. J’allais prêcher la bonne parole auprès des inconnus. J’ai ensuite collectionné les petits boulots. En fait, j’ai commencé à faire de la musique de la façon la plus stupide qui soit. Je devais avoir vingt ans et mon mec venait de me quitter. C’était quelqu’un qui prenait la musique très au sérieux et qui méprisait tout ce que j’entreprenais. Il parlait sans arrêt du groupe d’indie rock qu’il fonderait un jour… Après notre rupture, il s’est trouvé une nouvelle copine et a monté une formation. Il devait donner son premier concert à Los Angeles, et j’ai trouvé ce stratagème idiot qui consistait à jouer dans la même soirée que lui pour prendre ma revanche. (Rires.) En à peine une semaine, j’ai récupéré un clavier, écrit quelques chansons et imaginé mon propre projet. Après cette première expérience, j’ai découvert que j’aimais beaucoup enregistrer. L’exercice me paraissait d’ailleurs très naturel. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à beaucoup sortir et à écouter de la musique électronique, beaucoup de minimal wave. Découvrir Kraftwerk, DAF ou Throbbing Gristle a été une révélation. Ce fut aussi très libérateur d’un point de vue créatif – ce que l’on peut entendre habituellement à la radio est loin d’être excellent et impossible à reproduire par le commun des mortels ! C’est plus ou moins comme ça, par accident, qu’a commencé Bubonic Plague.
Le concert de ton ex était-il bon ?
Non ! Une nullité indie rock. On sentait qu’il y avait trop réfléchi, ça manquait de spontanéité. Je manque peut-être d’objectivité, mais il se comportait comme un vrai abruti. Et je n’allais pas en plus aimer sa musique ! (Rires.) Moi j’étais punk et très cool.
On sent évidemment l’influence de la minimal wave dès Bubonic Plague. On pense aussi aux prémices du courant riot grrrl, à des formations comme Delta 5 ou The Raincoats, avec ces lignes de basse très marquées.
J’aime beaucoup ces groupes, mais d’un point de vue musical, ils étaient moins importants pour moi que Grauzone, Bauhaus ou Tuxedomoon. En revanche, ce sont des artistes féminines, et elles m’ont beaucoup libérée en tant que musicienne.
NAÏVETÉ
À cette époque, t’intéressais-tu déjà aux arts visuels ?
Honnêtement, je n’ai jamais eu une grande culture artistique. Mes influences se trouvent davantage dans la littérature, les films et tout ce qui peut me tomber sous la main. Pour le savoir plus académique, tout me vient de quelques amis qui m’ont initiée à la philosophie et à certains artistes. Maintenant que j’expose dans des galeries et des musées, je remarque l’anxiété des gens issus de cet univers. Ça vient probablement autant de leur éducation aux grandes œuvres que de la connaissance de toute l’industrie qui accompagne l’art. C’est très intimidant. Quand on est très cultivé, on prend facilement conscience du caractère peu original de ses propres créations. Je pense que ma naïveté est à bien des égards une chance.
D’ailleurs, tu as écrit sur Twitter il y a quelques jours : “Avec tout cet art et cette musique de m****, c’est devenu très facile de faire mieux.”
Quand on commence à créer soi-même, on a tendance à devenir facilement blasé par ce qui nous entoure. Alors je passe mon temps à questionner tout ce que je vois et tout ce que j’entends autour de moi. Mais j’ai beau essayer de trouver quelque chose d’intéressant, ce qui passe à la radio est vraiment nul ! Ça me motive à faire quelque chose de bien, mais ça me désespère aussi profondément quant à l’état du monde. On dirait qu’il est atteint d’un virus. C’est triste de devoir fouiller dans le passé pour trouver quelque chose qui m’intéresse. J’aimerais tellement vivre dans un contexte où quelque chose d’à la fois nouveau et populaire m’enthousiasmerait ! Je précise que je fais bien la distinction entre l’art grand public et des choses plus confidentielles qui peuvent m’intéresser. Dans les années 80, on pouvait écouter Depeche Mode sur la bande FM.
Parle-nous des personnages que tu as inventés – Geneva Jacuzzi, Julie Zygote, Mime, Laundry Ghost, Swanface, Rozbo…
Ce sont des personnages que j’ai imaginés pour m’exprimer, un peu comme une enfant. C’est libérateur de leur inventer une histoire et de pouvoir les utiliser. Je peux faire face à n’importe quelle situation à travers le regard de ces personnages. C’est un excellent moyen de court-circuiter son propre ego et de se doter d’un auditoire fictif. Comme ça, je ne crée jamais seule dans ma chambre.
Il y a une nouvelle venue shakespearienne dans ton album : Ophelia.
Oui, Technophelia fait référence à Ophélie dans la pièce Hamlet. Ce personnage me hante et hante aussi mon disque. Tous les protagonistes que j’utilise entrent dans un jeu où chacun est conscient de jouer un rôle. C’est assez effrayant. (Rires.) L’intitulé Technophelia fait également référence à ma grande peur de la technologie. J’ai cette impression qu’elle est capable de créer des fantômes à partir de gens réels, comme lorsqu’un profil Facebook subsiste après la mort de la personne. C’est un peu ce qui arrive à Ophelia, elle ne peut pas mourir tant que cet album existe.
Ton travail de musicienne est-il forcément lié à ce que tu fais en tant que performeuse et artiste visuelle ? Pourrais-tu enregistrer un album de pop songs sans le décorum artistique qui va avec ?
Tout est absolument lié. Je ne suis qu’une seule et même personne et mes créations correspondent à une quête : découvrir qui est cette personne. La partie musicale est certainement la plus complexe pour moi. Je ne pourrais pas écrire une simple chanson d’amour à propos d’un garçon, ça ne collerait pas. J’aime raconter des histoires au travers de différents médiums qui se croisent, se nourrissent et se cannibalisent entre eux. La combinaison de tout cela crée des effets de réflexions vraiment déments.
FRUSTRATION
Qu’as-tu fait au cours de ces cinq dernières années ?
J’ai passé du temps à voyager et à faire des performances. Je me suis aussi beaucoup interrogée sur l’avenir du projet artistique Geneva Jacuzzi. Lamaze (2010) était une sorte de compilation de cinq ans d’enregistrements. Et Technophelia est aussi le résultat de cinq ans de travail et d’expériences personnelles. J’ai réussi pendant ces cinq dernières années à travailler exclusivement en tant que Geneva Jacuzzi sans avoir à trouver un job alimentaire. Mais je me suis demandée pendant pas mal de temps ce que je pouvais bien faire de ma vie, et même pourquoi j’étais en vie… C’est très difficile de faire de la musique quand ton éducation te renvoie toujours à l’idée que ce que tu réalises est l’œuvre de Satan. C’est compliqué et un peu bête, mais ce sentiment de culpabilité est vieux comme le monde, et il rend aussi les choses très intéressantes. Voilà pourquoi mes performances s’articulent autour de la réécriture des mythes. Pour résumer, au cours de ces dernières années, j’ai touché le fond, puis je suis repartie.
Le dernier concert que tu as donné à Paris à l’Espace B en 2013 m’a paru très sombre, à la fois intense et dérangeant.
À cette époque, j’étais vraiment perdue et épuisée. Je ne sais même pas pourquoi je suis partie en tournée. (Sourire.) Je me suis mise dans une situation de vulnérabilité, de frustration et de panique pour voir si quelque chose d’intense et d’authentique pouvait en sortir lors de mes performances. J’installais souvent un climat d’antagonisme entre le public et moi, qui ne faisait qu’empirer au fil du concert. Je traversais une sorte de crise existentielle… Ceci dit, à la fin des spectacles, j’étais toujours heureuse et reconnaissante envers les gens qui étaient venus me voir et avaient fait preuve de patience à mon égard. (Sourire.)
Le mois dernier (NDLR : en 2016), nous t’avons demandé de poser une question à ton amie Julia Holter. Nous te la retournons aujourd’hui : quel est le rêve le plus étrange dont tu arrives à te souvenir ?
J’en ai fait un très bizarre et lugubre il y a quelques jours, mais je ne sais pas si je peux te le raconter… Bon, d’accord. J’étais dans la maison de mes grands-parents – c’est un endroit dont je rêve souvent. Ma grand-mère était en train de faire cuire quelque chose pendant que le corps de mon grand-père était étendu dans le garage. Mon père, qui était en train de découper le corps, m’a demandé de l’aide. On s’apprêtait à le servir de façon rituelle. J’étais là avec mon couteau, et le sang giclait de partout. J’ai paniqué et j’ai couru dans la salle de bains. J’ai vu mon reflet dans la glace, j’étais couverte de sang… Et je me suis réveillée en hurlant. Crois-le ou non, ce rêve va me poursuivre toute ma vie. Surtout préviens-moi si tu trouves une interprétation psychanalytique dans cette avalanche de symboles. (Sourire.)
C’est promis ! Avec tous les giallos et autres films de série B auxquels tu fais référence, pourrait-on avancer que tu as plutôt une culture… de garçon ?
(Rires.) Je suis assez d’accord. Mon groupe préféré au monde est Devo, et c’est un groupe de mecs ! C’est vrai que je suis attirée par cette culture de garçons très nerd. Je préfère garder ma féminité pour mes proches plutôt que de la mettre en avant sur scène. J’essaie parfois d’être plus féminine avec ma musique ou ma voix, mais ça me paraît tout de suite étrange. Je sais que beaucoup des frustrations que j’ai pu ressentir viennent de cette difficulté à exprimer ma féminité sur scène. En réaction, comme lors de mon dernier concert à Paris, il y a cette attitude masculine et violente qui peut s’exprimer chez moi. De ce point de vue, je suis vraiment féministe, et parfois même pugnace. J’essaie quand même d’être moins sensible aux provocations.
À ce propos, as-tu suivi la petite polémique autour d’Ariel Pink ? Penses-tu comme Grimes que c’est un macho ?
Un macho ? Ah oui, un macho man, comme chez Village People ! (Rires.) Je crois qu’on se ressemble beaucoup avec Ariel. C’est quelqu’un de très émotif et expressif. C’est d’ailleurs l’un des traits féminins de sa personnalité. Ses actes sont souvent très différents de ce qu’il peut raconter.
Pourquoi avoir mis en vente tes culottes usagées et dédicacées sur ton site ?
J’avais complétement oublié cette histoire. (Rires.) En fait, je suis vraiment fauchée. Mon art me rapporte peu et je viens d’une famille très pauvre. J’étais désolée de ne pas pouvoir financer ma tournée et j’ai trouvé cette façon idiote de gagner de l’argent pour pouvoir partir. C’est tellement dégradant de devoir gagner de l’argent avec ce que tu crées ! C’était une manière d’exprimer cette frustration.
Depuis, Geneva Jacuzzi à réalisé un certain nombre de vidéos, fait des performances en live, comme celle ci-dessous au Standard Hotel à Los Angeles pour le nouvel an 2020.