Dans la cour ensoleillée du Trabendo, Norman Blake s’assied en premier. Raymond McGinley arrive quelques instants plus tard. Difficile de se résigner à l’idée que le troisième – Gerard Love -ne les rejoindra pas. Alors on en parle un peu, sans dramatisation inutile, ni fausse pudeur. Quelques heures avant leur premier concert parisien, dans une formation désormais altérée, les deux hommes font preuve d’une jovialité communicative qu’aucune épreuve ne semble pouvoir ternir. On cause avec eux de souvenirs, frais ou plus anciens, de cette tournée avec Nirvana qui les conduisit il y a près de trente ans à quelques mètres d’ici, du côté du Zénith. D’Alan McGee aussi. Et surtout de musique et de cette passion sans faille pour les mélodies et les harmonies qui illuminent leurs regards attendrissants de quinquagénaires épanouis. Cette passion qui leur permet de retrouver tout leur allant de jeunes hommes dès que commencent les balances, pour y interpréter une version ébouriffante de The Kids Are Alright des Who.
La dernière fois que nous nous sommes croisés, Section26 n’existait pas encore. De votre côté, il y a eu pas mal de changement également : le départ de Gerard Love, l’arrivée de Euros Childs et même Dave McGowan qui joue à la fois avec Teenage Fanclub et Belle & Sebastian. Est-ce-que vous avez renoué avec le fonctionnement collégial de vos débuts, à l’époque où vous jouiez souvent dans les groupes des uns et des autres ?
Raymond McGinley : A Glasgow, tous les musiciens ou presque se connaissent et s’impliquent dans différents projets avec des gens différents au même moment. C’est comme cela que ça fonctionne depuis toujours. Mais en réalité, nous sommes un groupe plutôt stable, même si nous nous autorisons quelques escapades. Dave tout particulièrement.
Norman Blake : Même les changements récents au sein de Teenage Fanclub s’inscrivent dans une continuité de long terme. Nous avons demandé à Euros Childs de nous rejoindre parce que nous le connaissons depuis très longtemps et que j’avais déjà enregistré un album avec lui sous le nom de Jonny. Il était également venu jouer des claviers sur plusieurs morceaux de Shadows (2010). Nous avions même partagé souvent la scène avec Gorky’s Zygotic Mynci au début des années 2000. C’est vrai que Gerry a décidé de ne plus participer aux tournées mais Dave, qui l’a remplacé à la basse, nous accompagne depuis une bonne quinzaine d’années. Au départ, c’est un bassiste de formation, même s’il jouait plus souvent des claviers avec Teenage Fanclub. Quand Gerry nous a fait part de sa décision, cela nous a semblé logique de nous réorganiser de cette façon parce que nous voulions continuer à tourner et à jouer de la musique, tout simplement. J’ai appelé Euros pour lui proposer de nous rejoindre et il n’a pas réfléchi plus de trente secondes avant de me dire oui. Ce n’était pas plus compliqué que cela.
RMG : Nous n’avons pas vraiment envisagé d’autres options. Norman et moi avons eu la même idée au même moment, sans même avoir à en discuter. Le nom d’Euros s’est imposé naturellement parce que nous voulions tous les deux intégrer quelqu’un avec qui nous avions une histoire commune et dont la présence au sein du groupe ne pose aucun problème, parce qu’elle relève de l’évidence et de la normalité.
NB : Bien sûr, il a fallu s’adapter le temps des deux ou trois premiers concerts. Mais cela fait presque six mois que nous jouons sur scène dans cette configuration et nous avons rapidement trouvé un nouveau point d’équilibre. Nous avons décidé de ne plus interpréter les chansons de Gerry en son absence parce que nous considérons que ce serait lui manquer de respect. Mais notre répertoire est suffisamment large pour que cela ne pose pas de problème : Raymond et moi avons composé plus de 70 chansons parmi lesquelles nous pouvons choisir la setlist de chaque concert sans nous sentir trop limités. Ce n’est pas moins bien, c’est juste différent : nous redécouvrons même des morceaux que nous ne jouions presque jamais ou que nous n’avions jamais joués.
RMG : Nous avons passé beaucoup de temps – plusieurs mois, même – à essayer de convaincre Gerry de continuer à faire ce que nous avions commencé ensemble il y a trente ans. Mais, au bout d’un moment, il a fallu se résigner à son départ et nous avons réussi à le transformer en une nouvelle source de motivation en nous demandant comment nous pouvions remplir avantageusement le vide qu’il allait laisser derrière lui. Nous sommes très optimistes tous les deux et nous avons donc décidé de tirer le meilleur parti possible de la situation en renouvelant largement le répertoire de nos concerts.
A cette occasion, mais aussi pour préparer les concerts commémoratifs au cours desquels vous avez rejoué tous vos anciens albums dans leur intégralité, j’imagine que vous avez été obligé de vous replonger dans votre discographie passée. Qu’y avez-vous redécouvert qui vous a surpris, en bien ou en mal ?
NB : Franchement, l’exercice s’est révélé bien moins pénible que je ne m’y attendais. Il y a toujours un côté un peu frustrant et masochiste à réécouter ses anciens albums parce qu’on a tendance à n’y entendre que les défauts et les imperfections qu’on voudrait pouvoir corriger, alors que c’est impossible.
RMG : Le temps qui passe permet de prendre du recul et d’apaiser cette sensation désagréable. J’ai toujours détesté réécouter un album au moment de sa sortie parce que, à chaud, je n’entends que ce que je voudrais modifier. Globalement, j’ai trouvé que ces vieux albums étaient bien moins mauvais que je ne le croyais. (Rires)
NB : C’était aussi intéressant de redécouvrir, au fil des albums, comment le style de chacun d’entre nous a pu évoluer et comment nous avons tous les trois progressé d’une certaine manière. Le fait de retrouver d’anciens membres du groupe – Paul Quinn, Brendan O’Hare – qui sont revenus pour jouer avec nous le temps de ces concerts a aussi contribué à rendre cette expérience amusante et plaisante. Mais nous ne le referons plus jamais ! (Rires) C’était sympa de rejouer ponctuellement ces anciens albums dans leur intégralité parce qu’il y avait encore une certaine fraîcheur. A le répéter trop souvent, la formule s’userait vite. Je me souviens des concerts d’Arthur Lee avant sa mort : la première fois que je l’ai entendu jouer Forever Changes (1967), c’était fabuleux. Au bout d’un moment, c’était devenu un peu pathétique.
RMG : C’était vraiment une série de concerts très ponctuelle. Nous ne nous sommes jamais séparés. Il n’y a donc pas de raison de passer notre temps à célébrer le passé ou à plonger dans la nostalgie. Ce qui nous motive, c’est d’enregistrer le prochain album.
NB : D’ailleurs, juste après ces concerts, nous sommes retournés en studio pour y enregistrer de nouveaux morceaux parce que nous n’avions pas envie de nous abandonner au plaisir de la nostalgie. Ce serait sans doute plus facile. Mais ce n’est pas ce dont nous avons envie. Dès que cette tournée sera terminée – à la fin de l’été – nous retournerons à Hambourg pour essayer de terminer le prochain album et de le publier l’an prochain.
Vous dites avoir pris conscience de certains changements dans votre manière d’écrire : lesquels ?
NB : J’ai l’impression que le style de chacun évolue en fonction de l’âge. Je sais que je n’ai pas toujours écrit du même point de vue, par exemple. Quand j’étais plus jeune, j’avais l’impression de ne pas avoir grand-chose à dire. A l’époque de Bandwagonesque (1992), je concevais mes chansons comme de petites histoires, des récits élaborés d’un point de vue très extérieur. J’étais encore très réticent à y révéler quoique ce soit d’ouvertement personnel. Progressivement, je suis parvenu à m’inspirer d’avantage de mes propres expériences, de ma vie et de mes relations amoureuses. Ce côté plus intime a pris de plus en plus d’importance au fil du temps. Sur le plan musical, il y a eu aussi des changements : les séquences d’accords que j’utilise ne sont pas tout à fait les mêmes.
RMG : Je suis d’accord : au début, nous avions tous tendance à nous exprimer de manière plus abstraite, parce que nous avions peur et que nous cherchions sans doute à nous protéger, d’une certaine manière. Peu à peu, chacun d’entre nous est devenu plus confiant dans son propre style et cela se ressent aussi bien dans la composition que dans l’écriture.
NB : A leurs débuts, tous les groupes ont tendance à se réduire à la somme de leurs influences. C’est parfaitement normal : il faut bien s’appuyer sur quelque chose pour démarrer. Ce n’est qu’avec le temps que l’on apprend à se connaître et à se faire confiance. Sur nos premiers albums, on entend un mélange de Sonic Youth, de Big Star et de tout ce que nous écoutions à l’époque.
En découvrant les rééditions, j’ai trouvé que Thirteen (1993) était sans doute l’un de vos albums les plus sous-estimés, notamment parce que c’est le premier où le style de chacun des trois songwriters s’affirme de manière très distincte.
NB : La plupart des chansons que j’ai écrites pour cet album ont été composées en France, à Rennes, où ma copine habitait à l’époque. Personnellement, je pense que l’album le plus sous-estimé au moment de sa publication est plutôt Howdy ! (2000). Notamment parce que la relation avec notre label était très compliquée à l’époque.
RMG : Personne n’aimait cet album, ni chez Creation, ni chez Columbia. Nous avions plutôt l’impression d’avoir fait du bon boulot et je dois dire que je suis de plus en plus convaincu que nous avions raison.
Vous avez tous les deux produits récemment les albums d’autres groupes – I Was A King pour Norman, Neil Sturgeon pour Raymond : que retirez-vous de cet autre type d’expérience ?
RMG : C’est une manière agréable d’occuper le temps quand nous ne pouvons pas nous consacrer à l’essentiel, c’est-à-dire à la réalisation de nos propres albums. Je ne me considère absolument pas comme un grand producteur. Je ne débarque pas en studio avec de grandes idées préconçues sur la manière dont devrait sonner les œuvres des autres. J’essaie simplement de faire de mon mieux pour que les artistes qui m’ont demandé de les aider puissent exprimer au mieux leur potentiel et leurs idées à eux. J’ai un peu d’expérience et j’essaie de les en faire profiter au mieux, tout en m’efforçant de respecter le plus possible leur propre style et leurs désirs.
NB : J’ai toujours considéré que le rôle d’un producteur était d’abord d’encourager les artistes et de leur donner confiance dans leurs capacités créatives. L’aspect technique est important, bien sûr, mais il reste relativement secondaire. En studio, les doutes et les hésitations grandissent souvent et ils peuvent vite devenir envahissants. Il faut donc à la fois se montrer rassurant, tout en incitant les artistes à donner le meilleur d’eux-mêmes. C’est un équilibre assez délicat. Et puis il y a toujours quelque chose d’un peu magique à entendre tout à coup la bonne version d’une chanson émerger dans un studio. Que ce soit pour Teenage Fanclub ou pour un autre groupe, j’ai toujours le même frisson au moment où tous les éléments séparés s’alignent : la mélodie, le chant, les guitares. Nous n’avons jamais passé beaucoup de temps à répéter avant d’enregistrer un album, précisément parce que nous sommes convaincus qu’il faut laisser cette magie advenir dans l’enceinte du studio, qu’il faut préserver cet instant un peu spécial sans l’anticiper plus que nécessaire.
Est-ce quelque chose que vous avez appris pour la première fois en travaillant avec Don Fleming ?
RMG : Tout à fait. Don est le premier producteur qui nous a rassurés et convaincus que ce que nous cherchions instinctivement, en tâtonnant un peu, était bien ce que nous devions nous efforcer d’atteindre. C’est lui qui nous a dit que nous ne devions pas prêter trop d’attention aux attentes ou aux exigences venues de l’extérieur ; que nous devrions nous faire confiance, sans remettre sans cesse en doute toutes les qualités que nous avions déjà développées naturellement.
NB : Par exemple pour les harmonies vocales. Il nous a dit que, puisque c’était vraiment notre truc, nous n’avions pas à en avoir honte. Nous étions encore un peu réticents à l’époque, parce que nous adorions des groupes très dissonants, comme Sonic Youth. Don nous a dit : « Il y a déjà des centaines d’imitateurs de Sonic Youth. Les harmonies vocales, c’est compliqué et vous ne vous débrouillez déjà pas trop mal. Concentrez-vous là-dessus pour progresser. »
Qu’est-ce que vous pensez du projet de biopic que Irvine Welsh et Danny Boyle s’apprêtent à consacrer à Alan McGee et à Creation ?
NB : J’ai découvert ça hier, justement. C’est un peu bizarre, non ? Je ne suis pas très inquiet de savoir qui va jouer notre rôle parce que je suis à peu près sûr que nous ne serons pas dedans ! (Rires) Au générique, on va avoir Primal Scream, Oasis et puis… c’est tout !
RMG : Avec un peu de chance, on réussira à placer un morceau sur la bande-originale quand même.
NB : Plus sérieusement, je pense que le documentaire que Paul Kelly prépare sur les Pastels sera plus intéressant.
RMG : La seule scène qui mériterait d’être conservée dans le film sur Creation, c’est quand Alan McGee nous a invité pour la première fois chez lui et qu’il nous a autorisés à lui piquer tous les mauvais disques de sa collection.
NB : Nous sommes repartis avec plusieurs centaines de disques mais je ne me souviens absolument plus desquels.
RMG : Je crois qu’Alan McGee nous avait plutôt à la bonne, mais qu’il a toujours pensé que nous n’étions vraiment pas assez rock’n’roll à son goût : nous n’avons jamais été capables de déclencher de grosses controverses ou de nous faire arrêter pour détention de narcotiques.
Pourtant, à l’époque, vous n’aviez pas l’air d’un groupe particulièrement sage, bien au contraire.
NB : C’est vrai que nous avons fait tous ce que les jeunes groupes font en général : des conneries. Nous étions insouciants et nous ne boudions absolument pas notre plaisir. Mais nous n’avons jamais eu d’ambition démesurée ou de stratégie pour parvenir au sommet. Cela ne nous serait jamais venu à l’idée de descendre les autres groupes en interview pour un peu de renommée en plus.
RMG : Nous étions très conscients de la chance que nous avions de pouvoir enregistrer des albums et de les jouer en public. C’est pour cette raison que je resterai éternellement reconnaissant à McGee de nous avoir mis le pied à l’étrier quand Norman et moi étions en galère à Glasgow, peu après la séparation de The Boy Hairdressers. Après cette période difficile, nous étions tellement contents de notre situation que nous n’avons jamais élaboré de plan pour conquérir le monde.
Pour ce qui est du succès, est-ce que le fait de tourner en première partie de Nirvana vous a également effrayé ?
NB : Non, pas du tout, parce que nous savions très bien que nous n’aurions jamais autant de succès. Nous les connaissions avant la sortie de Nevermind (1991), et la seule raison pour laquelle nous avons participé à cette tournée, c’est parce qu’ils nous l’avaient demandé eux-mêmes personnellement.
RMG : Même au cours de cette tournée, nous n’avons jamais ressenti de décalage ou d’effroi par rapport à une grosse machinerie commerciale. Nirvana et toute leur équipe étaient extrêmement sympathiques avec nous. La plupart de leurs roadies étaient écossais. Nous nous sentions parfaitement à notre place et nous nous réjouissions simplement de cette opportunité qui nous était offerte. Tout en étant conscients qu’elle était sans doute unique. Trente ans plus tard, il y a encore des gens qui nous disent qu’ils nous ont découverts pour la première fois grâce à ces concerts.
NB : Tim Wheeler de Ash, par exemple ! Je l’ai croisé récemment et il se souvient encore d’avoir récupéré un de nos mediators à la fin d’un concert sur cette tournée, alors qu’il n’était qu’un gamin.
merci pour cette belle interview!
Bravo!
Sensibilité, humanisme et respect d’autrui…Pas besoin de vouloir renverser des montagnes, elles le font toute seules!
Ce groupe est incroyable, il produit avec discrétion des chefs-d’oeuvres qui traversent le temps…merci.