La musique cosmique fit les beaux jours de l’Allemagne de l’Ouest dans les années soixante-dix. Deux épicentres placèrent alors le pays d’Europe continentale sur la carte mondiale des musiques actuelles : l’axe Cologne-Düsseldorf (les deux villes sont séparées par un pont) et Berlin. Du premier ensemble émergea Kraftwerk, Can ou Neu!. De son côté, la future capitale du pays fut le théâtre des expérimentations de Klaus Schulze, Manuel Göttsching , Ash Ra Tempel et bien sûr Tangerine Dream. Les deux scènes furent régies par les mêmes interrogations.
Issus à la fois du rock psychédélique et de la musique contemporaine, les artistes allemands avaient à cœur de développer un son qui leur était propre, expérimentant avec de nouveaux outils tels que les synthétiseurs et le travail en studio, devenu lui même un instrument. Si de nombreux groupes partagent une appétence pour la répétition, les réponses apportées localement furent cependant différentes. Cologne et Düsseldorf se focalisèrent sur le rythme là où la Berlin School s’éprit de longs développements autour de séquences programmées sur des synthétiseurs et mellotron. Phaedra (1974) de Tangerine Dream est un des disques les plus marquants du genre. Après quatre albums sur la structure allemande Ohr, les Berlinois rejoignirent le label Virgin alors en pleine expansion. Le disquaire spécialisé dans les imports de Krautrock venait en effet de connaître un succès retentissant à la fin de l’année 1973 grâce à Tubular Bells de l’inconnu Mike Oldfield, utilisé dans le film d’horreur à grand succès L’Exorciste. Virgin signa de nombreux groupes dont plusieurs formations allemandes telles que Faust et Tangerine Dream. Phaedra, premier disque de cette collaboration avec le label britannique marqua un tournant pour la musique des années soixante-dix. Inspiré à la fois du minimalisme de Terry Riley et Steve Reich et des ambiances planantes de Pink Floyd (la pochette évoque celle de Meddle), Tangerine Dream mit en musique l’espace et le rêve.
Il y a quelque chose de fonctionnel dans Phaedra, l’album est un support parfait pour écrire, dessiner ou fumer des joints. La musique de Tangerine Dream esquisse mais ne donne jamais les réponses, elle incite à l’imaginaire et à créer sa propre représentation. La face A est occupée par les presque dix-huit minutes du morceau titre. Construite autour d’une séquence obsédante de synthétiseur, Phaedra est une succession de vagues dont l’écume imprègne l’esprit. Angoissante et organique, le titre est ponctué d’effets sonores convoquant de terrifiants animaux. Tangerine Dream prolonge ainsi l’expérience des mouettes du Tomorrow Never Knows des Beatles. Le mellotron apporte heureusement une certaine douceur à l’ensemble, contrebalançant la menace sourde des volutes synthétiques. L’instrument britannique est particulièrement mis en valeur sur Mysterious Semblance At The Strand Of Nightmares au climat apaisé. Les synthétiseurs créent, en arrière plan, un ressac de bruit blanc futuriste. Movements Of A Visionary renoue avec le séquençage dans un bourdon de mélodies anciennes retrouvées sous une couche de poussière dans un temple perdu. L’album se conclut sur la très courte (à peine deux minutes !) Sequent C. Elle met en lumière la flûte, instrument atypique dans le rock, mais aussi très présent chez Kraftwerk à leurs débuts. En quatre morceaux, Edgar Froese, Chris Franke et Peter Baumann s’extraient des contours du rock. Là où les Who (Baba O’Riley) et Pink Floyd (On The Run) avaient utilisé la répétition et les séquences comme éléments d’introduction de chansons rock plus classiques, Tangerine Dream en matérialise, avec Phaedra, l’essence, à travers l’usage intensif de VCS3, Moog et autres Farfisa. Le groupe, en renonçant aux instruments typiques du rock, presque totalement absents de ce disque (exception faite de la basse), contribue à jeter les bases de la musique électronique. Souvent oublié, au profit de Kraftwerk, Phaedra n’en est pas moins aussi influent qu’Autobahn, paru la même année. Que ce soit l’approche fonctionnelle ou l’usage de modulation (filtre) sur les séquences, l’apport de Tangerine Dream se retrouve aussi bien dans l’Ambient, la musique New Age (ses descendants les plus évidents) que dans l’Acid House. Si cette affirmation peut étonner, il est surprenant de réécouter les séquences synthétiques répétitives de Tangerine Dream dont les circonvolutions peuvent évoquer celles de Phuture une décennie plus tard. Plus directement, le groupe allemand ouvrit le chemin vers le grand public pour la musique électronique, notamment pour des artistes comme Jean Michel Jarre ou Vangelis. Après Phaedra, Tangerine Dream enregistra d’autres classiques comme Rubycon (1975), Stratosfear (1976) ainsi que les lives Ricochets (1975) ou Encore (1977). Le groupe créa également de nombreuses bandes originales de films telles que Sorcerer (1977) et Thief (1981), sans compter les disques en solo de Froese (Aqua, Epsilon in Malaysian Pale) ou Peter Baumann (Romance 76). L’émergence de la pop synthétique marqua un ralentissement dans la carrière du groupe, il est cependant toujours en activité malgré le décès d’Edgar Froese en 2015.