Mardi 1er septembre 2015, 09h55. Devant les grilles du lycée Jean Macé de Lanester, j’attends avec quelques cuillères à soupe d’appréhension ma rentrée en Terminale ES. Année plus-que-charnière, avec le crashtest nommé Parcoursup à compléter au mois de mars et le Bac à valider à la fin-juin. Mes parents me voient comme un futur Sciences-piste. Moi, absolument pas. Il faut dire que mon futur ne m’inspire pas des masses, mes deux seules passions – World Of Warcraft et la trottinette freestyle – n’étant pas vraiment réputées pour leurs nombreux débouchés sur le marché du travail. Entouré de mes copains de classe – je ne le sais pas encore, mais je deviendrai persona non grata dans leur bande une fois en fac de Droit -, je décide pourtant de passer mes cinq dernières minutes de vacances à décompresser en compagnie de Dustin Payseur & Friends.
Ma première véritable claque adolescente aura été FIDLAR, découvert par le plus grand et beau des hasards en zappant un jour sur les chaînes du groupe Canal+, pré-Vincent Bolloré era. La trottinette freestyle va se révéler être une intarissable source musicale. De Isaac Miller à Reece Doezema, en passant par Kyle Arnholt, Brian Chavez et Zack Martin, j’avale des heures de vidéos de riders ricains sur Youtube. J’attends les dernières full lenghts Tilt et Proto comme on espère un nouveau disque des Pastels. Premiers modèles, j’envie leur style vestimentaire, leur attitude, leurs spots et leurs skateparks, leurs figures faussement simples, leur façon de filmer et de monter, mais aussi – voire surtout – les titres choisis pour accompagner leurs parts.
J’y découvre Blonde Redhead, Craft Spells, Crystal Stilts, Angel Olsen, Mac Demarco… Niveau introduction impromptue à l’indie pop, on fait difficilement mieux. Âgé de 17 ans et demi, je passe mes samedis à enchaîner les frontside 50-50 to double heelwhip, porte des pantalons Dickies avec le tee-shirt rentré dedans, roule une trottinette composée de pièces made in USA, filmant tout ça avec une Canon XM-1 se nourrissant de mini-DV – que je finirai par briser en deux… Dans ma tête, Lorient devient Loriangeles et j’aspire à déménager à Philadelphie, New York ou Chicago. Pour accompagner ces rêveries du Pays de l’Oncle Sam passées sur mon engin à deux roues, l’éponyme album de Beach Fossils est en mode repeat dans mon IPhone 5C jailbreaké.
C’est l’époque où, téléphone caché sous l’oreiller pour frauder le couvre-feu familial, je me couchais à vingt-deux et m’endormais à deux heures, écoutant jusqu’à l’overdose Golden Age, septième piste de la merveille de long-format à la pochette ornée de bois blanc sortie en 2010. Loin de moi l’envie de m’exclamer “Oh, cette musique raconte toute ma vie”. Cette tournure m’a toujours semblé être un immense cliché. Pourtant, cette ritournelle de quatre minutes et quarante-cinq secondes racontait, il faut bien le reconnaître, toute ma vie d’adolescent en pilote automatique sur le grand circuit de l’existence.
“I never have plans when it turns to night / ‘Cause I don’t do nothing but stay inside”.
Quand vient ce passage, je m’époumone plus que de raison. Animal diurne, je n’ai effectivement jamais aucun plan une fois que la nuit sort de sa tanière, et la musique va lentement mais sûrement devenir une pommade nécessaire à ma bonne santé mentale. Une pommade que Golden Age, avec ses guitares qui semblent danser une farandole sous une lune d’été et son traitement lo-fi qui faisait grésiller jusqu’à l’inconfort mes pauvres écouteurs achetés à 12 euros à la FNAC du coin, incarne à merveille. Avec du recul, je comprends pourquoi ces écouteurs ne duraient jamais plus de quinze jours. Les frontside 50-50 to double heelwhip, ça les tordait de partout. (Déjà) introverti et casanier comme un petit rocher seul dans une crique, ma vie est réglée comme du papier à musique : la semaine, je vais au lycée. Le soir, je monte ma côte d’Arène 3v3. Le week-end, j’explose quelques decks sur les ledges du skatepark. Jamais je n’avais entendu quelqu’un qui me semblait aussi cool que Dustin Payseur chanter, avec une voix délicieusement fantomatique, qu’il n’y avait aucun mal à ça. Que mon Golden Age existait quelque part. Et peut-être que pour la première fois de ma vie, je me suis compris.
Je finis par écouter Golden Age un peu partout. Au skatepark, évidemment, où je me retrouve à louper quelques cours, sa lenteur accompagnant à merveille mes siestes post-pique-nique. En voiture, sur le chemin des vacances à Platja de Aro. Sous les vivides étoiles de la Brenne, quand j’y accompagne mes parents quelques jours à la fin de l’été. Dans le train qui m’amène à la gare de Vannes, où j’étudie sans grand intérêt le Droit après l’obtention de mon baccalauréat. Partout, quand j’ai besoin de me couper quelques instants de l’agitation du monde. Et puis, sans même le remarquer, j’arrête de rythmer chacun des moments – plus ou moins – agréables de ma vie par ce qui était devenu un automatisme. On ne porte jamais attention à la dernière fois qu’on fait quelque chose, non ?
A l’heure où j’écris rapidement ces quelques mots sur le clavier de mon Samsung, je suis posé le cul par terre dans l’herbe brûlée du skatepark de Lanester, remis à neuf il y a peu. Devant moi, le Scorff coule paisiblement vers la rade de Lorient, inondant les célèbres arsenaux de la Ville aux Trois Ports. Après six mois à n’avoir rien écrit qui dépasse la longueur d’un post Facebook, mes doigts ne semblent pas trop affectés par un syndrome de la page blanche. Ça me rassure. Vu que je dois me trouver un CDI dans le milieu du journalisme, il vaut mieux pour moi que je sache à nouveau dépasser les 500 signes sans trop raconter de conneries.
Récemment, je fus pris d’un élan nostalgique provoqué par un souvenir Facebook un peu plus touchant que les autres. J’ai donc cédé à un petit caprice : j’ai acheté une trotinette. Pas celles qui vous font passer pour de jeunes gens modernes mais surtout terriblement inintéressants. Celles conçues pour aller emmerder les skateurs sur leur propre terrain de jeu. Celles sur laquelle j’enchaînais ces fameux frontside 50-50 to double heelwhip sur des curbs bien waxés – c’est à dire ni trop, ni pas suffisamment. Avec mes trois heures de reprise dans les pattes, je ressemble davantage à un faon à peine sorti du ventre de – sa – biche. Les frontside 50-50 to double heelwhip, ça ne sera pas pour tout de suite. N’empêche. Golden Age grésille dans l’enceinte Bluetooth retrouvée dans ma vieille chambre d’ado. Bêtement, nostalgiquement, je souris. Sans la trottinette, aurais-je un jour commencé à écrire sur cette pommade qu’est la musique ?