1984, j’ai douze ans. Plutôt solitaire, je passe ma vie à écouter Radio Contact et Radio Source, les meilleures stations locales de Saint Brieuc et des alentours. Pourquoi ces deux radios ? Parce que mon tonton Philippe y était dj et qu’il m’emmenait parfois en studio lorsqu’il était en direct à l’antenne. Mais aussi parce qu’on y entendait pas mal de funk et de musique synthétique, styles que j’appréciais tout particulièrement à l’époque. A l’affût devant la sono de mon père, l’index et le majeur posé sur les touches play et record, je guettais, pendant des heures, mes chansons préférées pour les enregistrer sur cassette. Je customisais ensuite les jaquettes en y ajoutant les noms de Kool & The Gang, Cheri, Chaka Khan, Righeira, Kajagoogoo, ou de Moon Ray.
Et puis un jour de mai, j’ai entendu un titre extraterrestre. Simple, efficace, dans l’économie, il mariait parfaitement ma passion pour le funk et les synthés. C’était le truc le plus cool du monde, le Saint Graal. Pris par surprise, je n’ai pas pensé à l’enregistrer. J’ai dû attendre plusieurs minutes que le dj annonce la liste des morceaux passés : When Doves Cry de Prince. Me précipitant sur mon cahier de texte pour écrire le titre en phonétique, j’ai aussitôt commencé à harceler mes parents pour qu’ils m’achètent le 45t. Il fallait s’y attendre, ils ont saisi l’occasion pour me demander de bouger mes fesses et d’obtenir de meilleures notes à l’école.
Tous les jours après le collège j’allais chez LP Records rue Saint Benoît pour tenir le single quelques secondes entre mes mains. Cette pochette m’intriguait, le visage de Prince affichait un air si arrogant qu’on aurait juré qu’il était conscient d’avoir écrit la meilleure chanson du monde.
N’arrivant pas à mes fins avec mes parents, j’ai demandé aux belous du collège Saint Pierre de le voler pour moi. Ils m’ont répondu avec délicatesse que je pouvais me débrouiller tout seul.
A force de persuasion, ma mère a fini par craquer et m’a donné 15 francs. J’ai littéralement couru en stress total chez mon disquaire, allait-il être en rupture de stock ? J’en suis ressorti soulagé et heureux possesseur d’un exemplaire.
Une fois posé sur la platine, When Doves Cry était encore meilleur que dans mes souvenirs.
Par contre, je ne comprenais pas pourquoi il parlait de Mick Jagger dans les paroles (j’entendais Why do we scream at Mick Jagger au lieu de Why do we scream at each other).
Ce single a tourné en boucle tout l’été sur la platine familiale. J’avais l’impression que j’étais le seul à comprendre son importance. Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti la puissance que pouvait avoir la musique sur moi. Quand ça n’allait pas, je jouais le single dans ma tête. En plus de me réconforter, il me coupait du monde et me faisait me sentir invincible. Au diable l’acné naissant et l’orthodontie, un nouveau monde s’offrait à moi. Presque quarante ans plus tard, il m’arrive occasionnellement de ressentir cette sensation liée à l’adolescence, ce moment où rien d’autre n’a d’importance que cette fusion absolue avec un morceau. Pour cela je serais éternellement reconnaissant à Prince Rogers Nelson.