Stephen Pastel : « J’ai toujours conservé une certaine naïveté dans mon approche de la musique. »

Gavin Thomson & Stephen Pastel / Photo : Steven Gribbin
Gavin Thomson & Stephen Pastel / Photo : Steven Gribbin

C’est l’histoire de la rencontre entre deux groupes. Un faux, un vrai. Dans son premier roman, This Is Memorial Device (2017), David Keenan recompose la biographie fictive d’un groupe culte écossais – Memorial Device, donc – en juxtaposant sous formes d’interviews inventées vingt-six points de vue complémentaires sur la trajectoire éphémère et négligée des apprentis héros du post-punk local. Sept ans plus tard, c’est un héros bien réel de la scène indie de Glasgow qui transpose en une série de fragments instrumentaux le récit épique d’une aventure inaboutie. Stephen Pastel – épaulé pour l’occasion par Gavin Thomson – ingénieur du son et membre épisodique des Pastels – s’est ainsi replongé dans ses propres souvenirs et dans ses archives les plus enfouies pour confectionner une bande-son où les fragments des démos archaïques côtoient les passages composés expressément pour l’occasion. Le collage constitue un album intéressant et un support approprié à l’évocation de quelques vieux souvenirs.

Comment t’es-tu retrouvé impliqué dans ce projet d’adaptation pour la scène du roman de David Keenan, This Is Memorial Device ?

C’était il y a quelques années, à peu près au début de la pandémie. Le metteur en scène Graham Eatough m’a sollicité pour composer quelques morceaux de musique pour accompagner une série de lectures publiques d’extraits du roman, lors d’un festival littéraire à Glasgow, dans lesquelles trois acteurs seraient impliqués. Il n’avait pas beaucoup de budget disponible à ce moment-là. J’ai donc essayé de trouver des compositions déjà existantes et qui pourraient convenir. J’ai notamment fouillé dans un stock de vieilles cassettes et j’ai fini par retomber sur des très vieux enregistrements du début des années 1980 que j’avais réalisés avec mon ami John McCorkindale – Corky, c’est son surnom – à peu près au moment où j’ai créé The Pastels. C’était des démos très brutes, assez naïves mais qui me semblaient bien correspondre au contexte évoqué dans le livre. J’ai demandé à David Keenan ce qu’il en pensait et il m’a conforté dans cette idée : il m’a dit qu’il trouvait ces morceaux tout à fait adaptés. J’ai essayé de leur redonner forme en me rappelant tant bien que mal ce que j’écoutais le plus à l’époque, notamment les premiers singles de Cabaret Voltaire. Toute cette musique à la fois très expérimentale et très excitante. C’était le point de départ : nous avons interprété cette première version sur scène pour le festival mais nous avions déjà l’espoir de développer davantage le projet si’ l’opportunité se présentait. Ces premiers morceaux étaient intéressants mais je trouvais qu’ils manquaient de contrastes, qu’ils étaient un peu trop minimalistes. J’avais envie d’explorer d’autres couleurs, d’autres associations musicales. Il y a deux ans environ, Graham Eatough est revenu vers moi pour une deuxième série de représentations pour laquelle nous pourrions disposer de moyens un peu plus conséquents. Nous avons eu assez de budget pour pouvoir travailler avec Gavin Thomson – l’ingénieur du son de The Pastels – ainsi que Tom et Katrina. Petit à petit, nous avons composé suffisamment de titres pour en faire un album.

Connaissais-tu le livre avant ? Si oui, y avais-tu déjà reconnu quelques points communs avec ta propre histoire ?

Je connais David Keenan depuis très longtemps. Comme souvent avec les très vieux amis, nous ne nous voyons pas très souvent mais nous n’avons jamais complètement perdu contact. Oui, j’avais lu le roman et je l’avais adoré. Et oui, bien sûr, j’y avais trouvé quelques ressemblances même si Airdrie, la ville où se déroule l’histoire, est assez différente de celle où j’ai grandi. Il y a tellement de séquences et d’histoires différentes à l’intérieur de ce roman : certaines sont très tendres et très belles, d’autres vraiment abominables. J’y ai reconnu quelques points communs avec mes propres expériences, oui.

Plus précisément, quelles sont les différences entre ces deux banlieues de Glasgow, Airdrie et Bearsden, celle décrite dans le roman et celle où tu as vécu ?

Bearsden est une banlieue pavillonnaire plutôt aisée et tranquille. Airdrie se situe dans le Lanarkshire, dans une régions plus industrielle et avec une population plus mélangée en termes de classes et d’origines. C’est une ville de tradition plus ouvrière, industrielle comme la plupart des banlieues Est de Glasgow. L’Ouest est plus rural avec des paysages plus ouverts et plus agréables. Bearsden est vraiment un faubourg de Glasgow ; Airdrie ressemble davantage à une petite ville autonome même si elle ne se trouve qu’à une vingtaine de kilomètres du centre-ville. David dit souvent qu’elle possède l’une des populations les moins mobiles de tout le Royaume-Uni : les gens y restent coincés, souvent sur plusieurs générations.

L’un des points communs entre tous ces espaces suburbains – et qui est évoqué dans le récit – réside peut-être dans cette aspiration à la culture qui peut apparaître comme d’autant plus désirable qu’elle semble à la fois géographiquement proche et très difficilement accessible.

Oui, c’est certain. Quand on grandit dans ce type d’environnement, l’art en général et la musique en particulier peuvent souvent apparaître comme le seul moyen envisageable pour transformer son existence en créant quelque chose d’important et de beau. Ou simplement en participant à une activité collective dans un contexte très individualiste. L’art, les fanzines, les amitiés qui se nouent par tous ces biais et qui ne sont pas toujours les mêmes que les relations avec les camarades d’école. Pendant toute mon adolescence j’ai baigné dans cette culture où les liens les plus essentiels se font grâce à la musique. La plupart des membres d’Orange Juice venaient aussi de Bearsden : cela prouvait que des gens un peu plus âgés étaient parvenus à réaliser des choses admirables. Donc, oui, la musique et l’art étaient ce qu’il y avait de plus important dans ma vie. C’est toujours le cas, ex-aequo avec l’amitié, l’amour et la famille.

Comment Gavin et toi avez-vous envisagé l’équilibre entre les anciens morceaux d’archives – plus bruitistes – et les nouvelles compositions plus calmes et mélodiques ?

Il y a deux morceaux qui datent du début des années 1980. Ce sont les seuls qui me paraissaient exploitables : je n’en ai pas retrouvé d’autres qui soient vraiment intéressants. Ceux dont j’avais gardé des souvenirs vagues mais positifs se sont révélés, à la réécoute, pas si bons que cela finalement. Nous avons essayé de conserver une certaine continuité entre ces vieilles démos retravaillées et les éléments plus neufs en reprenant aussi certains éléments. Nous avons utilisé pas mal de claviers, de synthés et de boîtes à rythmes. Davantage en tous cas que nous ne l’aurions fait si nous avions dû composer une bande originale totalement indépendante de toute référence au passé ou un album normal des Pastels. Nous avons également demandé la permission aux acteurs d’utiliser leur voix pour certains passages afin d’obtenir un résultat plus fidèle à la performance scénique. Cela nous a également permis de prolonger sur l’album une certaine continuité narrative.

Gavin Thomson & Stephen Pastel / Photo : Steven Gribbin
Gavin Thomson & Stephen Pastel / Photo : Steven Gribbin

J’imagine qu’il n’a pas été facile de restituer de façon cohérente, dans ces nouvelles compositions, l’honnêteté brutale et presque naïve qui caractérise des démos enregistrées il y a presque quarante ans.

Oui, l’idée était surtout d’éviter de produire un album totalement schizophrénique. Quand nous avons enregistré ces cassettes, nous étions totalement naïfs et inexpérimentés. Nous n’avions même aucune idée précise de ce que nous voulions faire ni de comment nous pourrions le faire. En réécoutant ces bandes, j’étais même surpris d’y trouver quoi que ce soit d’utilisable ou de vaguement publiable. Heureusement qu’avec quarante ans d’expérience supplémentaires, nous sommes devenus un peu plus compétents même si nous ne ressemblerons jamais à Steely Dan ou The Blue Nile. Ceci-dit, il aurait de toutes façons été vain et un peu ridicule de chercher à reproduire à l’identique ce type d’énergie très brute et très juvénile. Je crois profondément que chaque morceau de musique doit avant tout refléter un moment particulier dans la vie d’un groupe ou d’un artiste, qu’il est d’autant plus réussi qu’il est sincèrement associé à l’expérience présente. C’est souvent pour cette raison que certains groupes de rock me semblent moins pertinents à la quarantaine ou à la cinquantaine que lorsqu’ils étaient plus jeunes. A certains égards, je considère que j’ai toujours conservé une certaine forme de naïveté dans mon approche de la musique, mais elle n’est pas exactement du même ordre. Nous n’avons pas cherché à jouer plus mal que d’habitude pour imiter ce que nous étions à l’adolescence. Gavin est un musicien plus techniquement accompli que moi et je crois qu’il aurait aimé rectifier quelques parties de cuivres qui sont presque un peu fausses. Nous y avons renoncé, après en avoir discuté, pour préserver cette cohérence d’ensemble avec l’esprit des débuts.

Ce souci de préserver une certaine forme de pureté ou de sincérité dans la musique sans pour autant chercher à reproduire une vieille formule ou à t’auto parodier : c’est une préoccupation qui traverse, me semble-t-il, la plupart des albums des Pastels depuis presque trente ans. Je pense notamment au travail collaboratif avec Tenniscoats, à cette musique à la fois très simple et très aventureuse, parfois proche de l’avant-garde.

Oui, ce travail commun avec Tenniscoats a vraiment été un moment très important pour nous. Tout ce que nous avons enregistré ou composé depuis cet album en commun – Two Sunsets (2009) – m’apparaît souvent comme un prolongement de notre collaboration. Je crois que c’est l’un des meilleurs disques des Pastels. Je n’ai jamais adhéré à la recherche d’une forme de perfection en matière de musique. Qu’est-ce qui permettrait d’ailleurs de la définir ? En même temps, je suis toujours attentif à conserver une certaine accessibilité, à ne pas rebuter trop violemment ceux qui chercheraient à écouter mes chansons. En tous cas, je suis d’accord, il y a pas mal de points communs entre This Is Memorial Device et Two Sunsets.

Douglas McIntyre  et Grant McPhee ont publié récemment deux volumes d’histoire orale et de témoignages sur cette scène écossaise de la fin des années 1970 et des années 1980 qui sert aussi de cadre au roman Hungry Beat (2022) et Postcards From Scotland (2024). Tu as été interrogé, bien sûr, pour les deux. Qu’as-tu pensé du résultat ?

Je trouve toujours intéressant que certains s’investissent davantage que moi dans la constitution de cette mémoire et qu’ils cherchent à raconter une version plus rigoureuse et documentée de l’histoire – compte-tenu, parfois, de l’importance disproportionnée que l’on accorde à certaines anecdotes. Il y a des gens qui sont parfois plus timides ou qui s’expriment plus rarement dans les médias et qui, pourtant, ont aussi eu leur importance. C’est un équilibre délicat à maintenir. Dans ces recueils de témoignages, on sent qu’il y a aussi des gens qui se disent : « C’est mon moment de gloire : je vais essayer de démontrer que ce que j’ai fait à l’époque a une importance capitale. » Et d’autres qui consentent à accorder une ou deux interview mais dont on sent bien qu’ils le font pour rendre service, simplement parce que leur vie est désormais très différente. J’ai trouvé que le livre de Douglas était plutôt réussi de ce point de vue et qu’il était bien parvenu à remettre tous ces fragments de souvenirs hétérogènes en perspective, même s’il reste quelques déséquilibres. J’ai trouvé un peu dommage que le chapitre sur Orange Juice reflète surtout un regard historique plus distancié alors que d’autres ont eu davantage l’occasion de valoriser en leurs propres termes la version idéale de ce qu’ils étaient plus jeunes. Je n’ai pas encore lu celui de Grant. De manière générale, c’est toujours positif de remettre en lumière des groupes négligés. Même de manière tardive ou rétrospective, les gens apprécient qu’on reconnaisse que ce qu’ils ont fait possède une valeur. Pour ce qui me concerne personnellement, j’ai souvent tendance à considérer que la musique que nous avons enregistrée à nos débuts n’est pas si bonne que ça. Deux ou trois bonnes chansons, oui. Quelques accidents heureux. Je suis un peu plus satisfait de ce que nous avons produit un peu plus tard, à partir de la fin des années 1980, quand j’ai travaillé avec Aggi Wright et Katrina Mitchell. C’est sans doute différent pour des gens qui ont fait de la musique pendant deux ou trois ans dans leur vie et plus rien ensuite. Ils ont sans doute moins de difficulté à se souvenir de cette période sans être critique.


This Is Memorial Device de Stephen Pastel et Gavin Thomson sort le 28 juin 2024 sur Domino.

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