
Profondément dylanophile depuis toujours ou presque (situons la scène primitive, blonde sur blonde, autour de 1970), François Gorin avait, dès les pages de Rock&Folk dans les années 80, maintes fois abordé l’œuvre comme le personnage, mais moins frontalement qu’en contrebande, dans les interstices de textes qui ne lui étaient pas directement consacrés et sur lesquels planait néanmoins souvent son ombre portée. Une approche biaisée ou à revers, dénuée de tout prosélytisme, qui achèvera pourtant de convertir nombre d’entre nous, jusqu’aux plus réticents. Dylan réapparaitra évanescent ensuite dans Sur le rock (Éditions Lieu Commun, 1990 puis réédité aux Éditions de L’Olivier) où le titre du prologue avait déjà valeur d’avertissement : « Don’t look back ». Puis dans les pages de Télérama, notamment au cours d’une longue série, treize à la douzaine, de « Disques rayés ». Au-delà du succès rencontré par A Complete Unknown, le film de James Mangold en salles actuellement, le terrain de l’exégèse dylanesque est désormais à ce point balisé voire miné par une cohorte de thuriféraires, Greil Marcus en tête, qu’apporter sa pierre à l’édifice babélien deviendrait un exercice au mieux périlleux, au pire vain ou voué à l’échec. Il était pourtant écrit que François Gorin devait s’y coller (ou, pour le citer, « Il était dit que j’en arriverai là »).

L’auteur n’étant pas du genre à s’appesantir trop longtemps sur le même sillon formel, il ne fallait guère s’attendre de sa part à un « Dylan et moi » sur le modèle de son formidable Scott Walker de 2023. D’ailleurs, et pour que cela soit bien clair (bien qu’on ne soit pas à une fausse piste près), « Dylan & eux » constitue le sous-titre de My Back Pages (Éditions Le Boulon, 2024). Eux, ce sont d’abord Roger McGuinn, Tom Petty, Neil Young, Eric Clapton, et George Harrison, cinq disciples ou mousquetaires entourant – jusqu’à le rendre anonyme ou à peine là – Bob Dylan sur la scène du Madison Square Garden à New York, le 16 octobre 1992. Ils interprètent, chacun son couplet, un titre initialement paru en juin 1964 sur Another Side of Bob Dylan (album de transition, souvent passé à l’as), puis sublimé moins de trois ans plus tard par les Byrds. « My Back Pages » donc, et son fameux « Ah but I was so much older then, I’m younger than that now » qui aujourd’hui comme hier défie les âges. La captation vidéo du titre, relayée pour tous sur Youtube et qui semble avoir véritablement aimanté Gorin, est à la fois la genèse et le pivot du livre. Le point non pas aveugle mais multi-scopique qui permet à l’auteur, tel un tonique croupier, de battre et distribuer les cartes à loisir pour multiplier les allers-retours entre Dylan et ses accompagnateurs. Avec un principe d’alternance assez simple : à chaque chapitre pour lui succède un chapitre pour l’un d’eux. Cette construction en essuie-glace permet ainsi d’infinies variations et ramifications. A la fois dans le parcours de Dylan, en ne négligeant pas les itinéraires bis même si la première moitié du livre musarde surtout dans les années ante 65, et dans celui du Club des Cinq, qui autorise de surcroît moult sorties de route pour aller rendre visite à d’autres figures telles Phil Ochs, Richard Thompson, Donovan ou même Michel Delpech, responsable de la tautologie gravée dans le marbre « Dylan is Dylan ». Cela donne lieu à de splendides escapades sur le chorus carillonnant délivré par la Rickenbaker de McGuinn, l’humeur-anguille du Neil, les saillies vachardes de Joni Mitchell, ainsi qu’à une réhabilitation feutrée et élégante de Clapton. Le beau souci avec un tel livre qui, ne ménageant ni le coq ni l’âne, ne cesse de virevolter en toute liberté et légèreté, c’est qu’on est constamment sollicité pour aller poser tel ou tel disque des uns ou des autres sur la platine. Sauf que cette dernière attendra patiemment qu’on ait fini la lecture, altière, rapide et enthousiaste. Voire très drôle quand l’auteur, décidément peu engoncé dans les convenances, se glisse dans les boots et la caboche de Dylan pour délivrer un incroyable monologue intérieur qui parvient à concilier admiration franche et déboulonnage de statue, et le maintient à mille lieux de l’hagiographie constipée qui encombre trop souvent l’imposante bibliographie Dylan. Que ceux, admirateurs ou non du barde atrabilaire de Duluth, qui ne les ont déjà lues se ruent back and forth sur ces pages. La sélection de 10+1 titres qui suit servant aussi bien d’amuse-bouche que d’After Eight.
A young person’s guide to Bob Dylan pour Selectorama
01. Mixed-up Confusion (1962)
Fin octobre 1962, alors qu’il est en train d’enregistrer son deuxième album, The Freewheelin’ Bob Dylan, qui ne sortira qu’au printemps suivant, le nouveau petit prince du folk new-yorkais s’autorise une parenthèse rock’n’roll. Avec un groupe électrique, comme Elvis. Il en sortira un single joliment hoquetant, Mixed-up Confusion, qui passe un peu inaperçu mais aurait pu lancer l’alerte auprès des puristes du protest song, ou du moins leur éviter d’enfermer dans une case ce garçon, fan de Little Richard et Buddy Holly avant d’avoir élu Woody Guthrie, qui ne tient pas en place et a aussi des fourmis dans les jambes.
02. It ain’t me, Babe (1964)
Chanson d’amertume post-rupture, dont le texte s’adresse de manière assez transparente à son ex, Suze Rotolo. C’est un peu le pendant négatif du plus doux Don’t think twice, it’s alright de l’année précédente. Tout change vite avec Dylan, voici l’heure de se retourner une dernière fois sur le ton de « je ne suis pas celui que tu croyais, encore moins celui que tu voulais que je sois ». Apostrophe désolée qui pourra s’élargir du domaine sentimental au champ musical. It ain’t me, babe paraît en août 1964 sur un album un peu ingrat, Another side of Bob Dylan. Il la chantera parfois sur scène en duo avec Joan Baez. Mais il est déjà passé à autre chose.
03. Subterranean Homesick Blues (1965)
Le printemps 1965 voit débouler un Dylan presque neuf, tout fringant, sapé à l’anglaise, culbutant sur un beat endiablé des mots sans queue ni tête mais qui sonnent comme les tournures les mieux aiguisées d’un Chuck Berry. L’album s’appelle Bringing it all back home et ce que ce jeune homme ébouriffé « ramène à la maison », c’est le souffle juvénile du rock’n’roll que Beatles, Stones et consort ont si bien fait leur. Ceci mâtiné de la scansion des poètes beat plus ou moins digérée, recrachée dans la fièvre du moment. La présence d’Allen Ginsberg dans ce fameux clip aux pancartes envolées fait figure de symbole.
04. Just Like A Woman (1966)
Blonde On Blonde, album double enregistré un peu à New York et beaucoup à Nashville, en prélude à une tournée mondiale qui frisera souvent le chaos, bouillonne d’un bout à l’autre, que le tempo soit celui d’une valse, d’un boogie, d’une ballade, d’un galop épique ou même d’une fanfare de l’armée du salut. Les perles tombent du plafond incendié, il n’y a qu’à se baisser pour les ramasser. L’orgue ajoute une note sacrée à ces litanies profanes. Dylan, comme ici, chante au bord de la fatigue et de l’apesanteur. Pareil funambulisme ne se reproduira plus jamais. Pour un point de vue féminin sur l’affaire, écouter la splendide version qu’en donna Roberta Flack.
05. The Byrds, My Back Pages (1967)
Dès 1965 et un Mr Tambourine Man porté en haut des hit-parades, les Byrds autour de Roger McGuinn ont propagé à leur façon cool et californienne la bonne parole dylanienne, en habillant son éventuelle rudesse de vocalises éthérées et d’une douce vibration électrique. Jusqu’à mener parfois le morceau d’origine à une évidence musicale nouvelle, comme c’est le cas avec ce remake, plus de deux ans après, d’un titre de l’album Another side of…, passé inaperçu par son auteur, qui ne le jouait d’ailleurs pas sur scène. Alors même qu’on y lisait clairement sa conscience de se régénérer en tournant son inspiration vers le dedans. De cette introspection encore douloureuse, les Byrds ont fait un manifeste éclatant, déposant le modèle ultime de ce mantra volontariste : « Ah but I was so much older then / I’m younger than that now ».
06. Jimi Hendrix, All Along The Watchtower (1968)
Parmi la multitude des morceaux de Bob Dylan repris par d’autres interprètes, brille à un niveau difficile même à concevoir une comète, boule de feu en quoi un Jimi Hendrix alors au sommet (l’album double Electric Ladyland, 1968) a transformé cet extrait de John Wesley Harding, paru juste avant. Un Dylan encore convalescent — après son fameux « accident de moto » — chantait d’une voix feutrée et avec une certaine retenue cette ballade blues aux figures codées sur tempo juste un peu brusqué. Hendrix la fait littéralement exploser et, chose rare chez lui, on entend même une douze-cordes acoustique jouée à toute volée (par Dave Mason). De cette furie grandiose, Dylan se souviendra quand il réarrangera le morceau sur scène avec The Band, en 1974.
07. Changing Of The Guards (1978)
Chef-d’œuvre bizarrement sous-estimé dans la discographie dylanienne, ce morceau-fleuve couru sur un trot enlevé, ponctué de saxophone et de chœurs gospel, ouvre l’album Street Legal et son feu roulant, irrépressible, tend à plonger dans une ombre injuste le reste du programme. Dans un crépitement d’images cryptiques tirées du tarot, de la Bible ou d’ailleurs, Dylan, jouant comme souvent avec le « je », redessine les seize années de ses campagnes sur le front de la musique américaine (ni folk ni rock, bien au contraire) et du domaine public (où il s’expose et se garde à la fois). D’autres changements sont encore à venir, prévient-il en parfait bonimenteur de lui-même, provisoirement sûr de sa force. Et la suite s’écrira born again.
08. Blind Willie McTell (1991)
Drôle de décennie qui débute avec la publication d’un premier tome d’archives intitulé ironiquement Bootleg Series vol.1 — allusion au fait que Dylan a été l’artiste le plus piraté de son temps. Désormais les sorties dylaniennes se déploieront en deux lignes parallèles : nouveaux albums (il s’apprête à sortir deux recueils de standards folk-blues) et volumes extraits des stocks. Pour l’heure, on est sidéré de découvrir que cet hommage, dans l’esprit new-orleans, à un bluesman historique et méconnu, avait été écarté de l’album Infidels. Piano funèbre, partie de guitare finement ourlée par Mark Knopfler, et la voix d’un Dylan presque sentimental. Un frisson passe.
09. Standing In The Doorway (1997)
Plutôt rudes pour les fans inconditionnels (mais en est-il ?), les années 80 et 90 ont été marquées par l’attente lancinante d’un vrai retour en forme et en grâce. Infidels (1983) et Oh Mercy (1989, produit par Daniel Lanois), ont plus ou moins justifié ce statut. C’est finalement Time out of mind (1997) qui mettra tout le monde d’accord. Avec le même Lanois et un cap plus fermement tenu, du cruel Love Sick au crépuscule hallucinant de Highlands, en passant par ce Standing In The Doorway faussement plaintif, ambiance poisseuse et mélodie limpide, comme il en sortait quelquefois de sa botte. Dans la foulée suivra Things Have Changed (oui, encore), dont la présence dans le film Wonder Boys (2000) vaudra à Dylan un Oscar.
10. Queen Jane Approximately (2023)
Peut-on parler de renaissance quand il s’est agi surtout de persistance, à travers les âges et les mutations, les aléas aussi, pas toujours éventés, d’une existence jamais tranquille ? Avec le nouveau siècle, Dylan paraît réinstallé sur un socle de reconnaissance et sa production reprend un rythme régulier. Jamais exempts d’un peu de remplissage, les albums sont bons, et le saltimbanque, in fine récompensé par un Nobel de littérature (2016), peut tout se permettre : disque de Noël, relecture en crooner rauque du répertoire de Sinatra… Vient parfois l’inespéré, comme cette captation intime (Shadow Kingdom), offrant ce qu’on n’osait plus trop attendre de ses “vrais” concerts. La douceur patinée dont il nimbe un Queen Jane Approximately jadis (1965) génialement vachard, est un régal pour les oreilles.
Bonus : I’m Not There (1967)
Ce morceau, maigre esquisse, quasi fantôme, on l’a découvert sur le tard et comme en catimini. Niché dans un coin de la fabuleuse malle aux trésors des années 1966-67. A l’épuisement d’une tournée mondiale succéda un repli de plus en plus animé par les séances avec ses amis du Band, voisins de Woodstock. Dylan alors n’était plus là pour personne et ce titre ensuite exhumé prit valeur de symbole tant il éclaire, même à la bougie vacillante, l’essence même du personnage (regardez-moi, j’étais là, je n’y suis plus). Todd Haynes ne s’y trompa pas, qui en fit l’intitulé d’un film (2007) montrant Dylan sous six différentes facettes, incarnées par autant d’interprètes. Six était un minimum.