Prog. C’est le vilain adjectif facile que certains bas du front réservent habituellement à ce qui leur pose trop de questions. Un raccourci que j’ai moi-même utilisé sans fard pour Aquaserge. Plus souvent à tort qu’à raison. Car même pour le fan absolu de King Crimson que je suis (pour Yes, c’est toujours NO, en revanche), les circonvolutions tapageuses dont j’ai été le témoin semblaient se poser plus dans une logique de l’exagération que de la finesse. Un concert, il y a quelques années, en Belgique, où j’avais eu peine (malgré une certaine excitation et les excès dus au pays, le bien boire et le bien manger) à devancer le magma facétieux de la formation. Un groupe, restreint, qui semblait effectivement marcher à la Vander. Mais c’est précisemment le genre de question que pose l’étiquette infamante du « prog » à nous, ceusses qui venu à l’esthetique, d’abord râpeuse et affirmée du post punk puis celle, variable et bien plus colorée de la pop anglaise indépendante ou non, puis du rock dit « alternatif » de la vieille union des Amériques. En parlant de post punk, je ne saurais feindre la surprise de trouver aujourd’hui, précisement, The Possibility Of A New Work From Aquaserge dans la mythique série Made To Measure du prestigieux label bruxellois Crammed Discs.
Adolescent, elle trônait aux côtés dans cet absolu d’outre Quievrain, juste attenante aux disques tout aussi beaux et élitistes des Disques du Crépuscule ou de Factory Benelux. Un sacré catalogue rétrospectivement puisqu’on y croisait tous les projets parallèles des membres de la galaxie Crammed (Tuxedomoon en premier lieu, Minimal Compact aussi, le regretté Hector Zazou également) mais aussi la BO du mirifique Down By Law de Jim Jarmusch par John Lurie.
Il y eut un disque, dans cette série, qui compta plus que les autres, le volume 19, attribué à Benjamin Lew et Samy Birnbach (Minimal Compact) et produit par Giles Martin, sous l’intitulé When God Was Famous, onze adaptations de poésies signées Boris Vian, Guillaume Apollinaire, Delmore Schwartz, Malcolm Lowry, Paul Celan, Paul Eluard ou encore William Butler Yeats. J’étais en première, j’avais un interêt modeste mais passionné pour la littérature, cette littérature-là en tout cas, et en possédant ce disque j’avais l’impression de faire partie d’un cercle restreint mais éclairé. C’était pas la grosse teuf mais là n’était pas la question, prétentieux et précieux, c’était tout de même fondamental.
Il y a eu aussi un moment important, pour en revenir à Aquaserge, c’est quand ils ont dévoilé le premier morceau de cet album, qui n’est pas le nouvel album d’Aquaserge. Non c’est bien plus vital que ça, c’est la réactivation (avec le volume de Nova Materia), au numéro 46, de la série Made To Measure. Ce moment (important, j’insiste) a eu lieu lorsque nous avons entendu, il y a déjà quelques mois et avec quel éblouissement, Un Grand Sommeil Noir.
C’était, et c’est toujours, au-delà de l’enchantement immédiat, la synthése parfaite entre beaucoup de choses que nous adorions : le prog et le post rock, Stereolab et Broadcast en stage de survie à Canterbury, pieds et poings liés à l’émotion pure, et absolument aucune chance de battre en retraite pour ma part.
En s’inspirant de Morton Feldman, Edgar Varèse, György Ligeti ou Giacinto Scelsi, Aquaserge livre un disque important, sur la brèche mais définitif, grandiose malgré ses arètes aigues. J’écoute cet album avec fascination, tendresse, terreur, volupté et j’y trouve une élévation à peu près totale. J’y entends, sans désoeuvrement aucun, en plus des compositeurs qui l’ont inspiré, beaucoup d’autres musiques vitales (King Crimson, Eno, Television, Joy Division, Slint, Shellac) La majorité aura le droit de n’y trouver que préciosité et prétention, elle aura aussi , comme toujours dans ce genre de cas de surdité émotionelle, le droit d’aller très bien se faire foutre.
Car du prog au post (rock), il y a une belle petite éternité, et désormais ce disque curieux, magnifique (je me répète, mais j’ai raison), invincible et pourtant jamais serein.
Encore moins expliqué, ni dévoilé dans ce Selectorama, on comprend l’épuisement.
Selectorama : Aquaserge
01. Bonnie Banane, Cha-Cha-Cha
Super tube! Je ne sais pas à quel degré écouter ce morceau, il y a un mélange de distance et de sérieux dans la voix qui me fait y revenir. Puis j’ai les épaules qui bougent.
02. FM Einheit, Hymne (Witch Burn/Diamanda Galas Vocals)
Une de mes voix préférées, Diamanda Galas, sur cet album de FM Einheit, que j’ai découvert récemment, et que j’écoute sans cesse depuis. Les sons sont magnifiques, le placement, une forme d’art brut et pur, du ventre, ça me fait brûler la peau de frissons !
03. Os Anjos, Avante Juventude
Un morceau d’un groupe angolais des années 70. Le son de guitare avec ce delay merveilleusement ajusté me met en joie. L’utilisation de la pédale wah wah rend la guitare hyper expressive : les sautes de registres sont fantastiques et étranges, explosives dans les aigus et suaves dans les basses. Ça roule, ça danse… Je l’entends comme un air révolutionnaire, en avant jeunesse ! Le groupe se nomme Les Anges. Les Anges peuvent-ils être révolutionnaires?
04. Slapp Happy, Slow Moon’s Rose
Un trio inclassable. Au chant : Dagmar Krause… Une petite femme avec une grande voix, beaucoup d’émotion et une technique exceptionnelle. J’ai vu une reformation du groupe au RIO en 2017. je me souviens, j’ai pleuré de beauté sur cette chanson.
05. Danse Musique Rhône-Alpes, Glass Drink
Grosse découverte de la reprise des concerts, je l’ai vu deux fois en quelques semaines, dans une salle institutionnelle en places assises, puis en cave humide, debout. En plus d’avoir un superbe nom de groupe, Loup Gangloff (un des batteurs de Deux Boules Vanille) sait faire danser avec des rythmes saccadés incompréhensibles, des polytempos ou des beats en rupture. Ça frétille dans la tête et ça fait bouger les genoux. Danse Musique Rhône-Alpes m’a redonné l’envie d’aller aux concerts !
06. Chico Buarque, Construção
Parce que des années après avoir découvert ce morceau au fond d’un bois, mes poils se dressent encore dès les premiers accords. Un des morceaux de Chico Buarque passé à travers les mailles de la censure de la dictature militaire brésilienne. Calme apparent. Poésie magnifique. Larmes… de tristesse ou de rage. Plutôt de rage.
07. Bonobo, Days To Come
Je suis assise dans un train, une fenêtre, des champs et des arbres défilent rapidement à mes côtés, le temps n’existe plus, danse, danse en noir et blanc, tu peux t’envoler, un rayon de soleil, ta voix, la musique me donne faim de vie, chantant de toutes mes forces, le morceau s’arrête, repeat.
08. Nihiloxica, Salongo
Marc Hollander, du label Crammed Discs, m’a donné cet album lors de sa sortie en 2020. J’ai tout de suite été impressionné par la production sonore de ce disque, les sons sont d’une beauté plastique puissante. Le mélange entre percussions acoustiques et électroniques est particulièrement réussi. La légende veut que les basses soient si profondes qu’elles déchirent les enceintes dès que l’on pousse un peu le volume. Ça m’est déjà arrivé deux fois chez moi et je n’ose plus passer ce disque en soirée.
09. Tom Zé, Jimmy, Renda-Se
Télepathie avec une amie.
On est parfois « coach de vie » l’une pour l’autre. Quand elle pense à moi, souvent elle écoute Tom Zé ou bien à chaque fois que j’écoute Tom Zé, je pense à elle. La dernière fois alors que j’écoutais ce morceau (pour ce Selectorama) elle m’a téléphoné, dans la seconde. Je crois que Tom Zé nous écoute. Avec lui, il y a beaucoup de choses qui nous rassemblent : son côté outsider, rural, touche à tout, l’humour, les chœurs, le mélange du rock avec tout un tas d’autres choses, et les jeux de mots…
10. Chausse Trappe, Grand Gousier (live au Lieu Unique)
J’ai découvert Chausse Trappe en concert, fin de l’été 2012. Et là, la claque…. Une grosse claque. Après plusieurs années loin du «rock », je replonge dedans grâce à ce concert. Découverte peu après du réseau alternatif en France (j’habitais en Belgique jusque-là), de toutes ses énergies, curiosités, entraides. Ici, un morceau live en deux parties, viingt-trois minutes d’accélération effrénée. Histoire de rappeler que ce sont bien les concerts, les cris, la sueur, l’abandon de soi, les regards et les sourires qui nous font vivre la musique et bien plus, qu’on soit sur scène ou devant elle. Chausse Trappe n’existe plus mais ce concert de 2012 m’aura marqué à jamais. Merci à eux.