Alors qu’il enregistrait le nouvel album d’Héliogabale (1997), Steve Albini a quand même pris le temps de nous accorder une interview. Disponible, attentif, sûr de lui, loin de sa grande gueule légendaire, il nous parle du nouvel album de son groupe Shellac, insiste sur Métal Urbain avant de défendre son nouveau rôle de businessman. Par contre, si vous pensez qu’on lui posera des questions sur Kurt Cobain, vous vous trompez de magazine. Alors que j’essaye de lui faire comprendre que non, Plastic Bertrand n’est pas français et que de toute façon, ce n’est pas lui qui chante sur Ça Plane Pour Moi mais son producteur, le voilà qui semble parti dans un souvenir émerveillé. « Savoir-Faire était le nom d’un personnage de cartoon que je regardais à la télévision quand j’étais gamin, en fait c’était une souris québécoise et son slogan était Savoir-Faire is everywhere, ce qui m’avait beaucoup marqué. C’était l’un des personnages français de dessins animés les plus connus ici. » Difficile de ne pas voir le parallèle avec celui qui partage son temps derrière une console d’enregistrement, avec son groupe et à gérer sa petite entreprise (Steve Albini inc.), donnant l’impression de maitriser tout ce qu’il entreprend avec une facilité qui n’est qu’apparente. « Le fait d’être un business man est la partie de ma vie avec laquelle je me sens le plus inconfortable. Il semble effectivement que perdre son temps en paperasseries administratives, régler les problèmes de plomberie ou d’électricité soit difficilement compatible avec le souhait de réaliser de grandes choses. Je pense sincèrement que si je n’avais pas à m’occuper de tout ça, je pourrais faire plus. Mais, je ne serais pas content de la manière dont les choses se font. Alors, je n’apprécie pas le fait d’être un business man, mais c’est un petit prix à payer pour la liberté de ne pas être employé. »
L’Electrical Audio Recording se trouve sur West Belmont, l’une de ces interminables avenues qui strie Chicago de part en part, celle-ci menant au lac Michigan. Cette ancienne imprimerie lithographique a été entièrement détruite si ce n’est les murs et les planchers, pour abriter ce complexe comprenant deux studios dont tout a été supervisé par Albini. Les travaux, bien qu’ayant commencé en décembre 95, sont loin d’être finis ; la partie habitable ne l’étant que depuis mai dernier. C’est donc ici qu’à été enregistré en partie, ainsi qu’aux mythiques studios d’Abbey Road, ce deuxième album de Shellac, trois ans après l’impeccable minimalisme agressif At Action Park. Contrairement à celui-ci, Terraform comprend des morceaux qui ont été enregistrés sur une longue période suivant le temps disponible, ce qui explique les plus grandes variations de climats entre les morceaux. Mais, plus que les morceaux, ce qui frappe en découvrant ce nouvel album, c’est sa pochette. Une pochette riche en couleur, contrastant avec l’austérité des précédents disques du groupe, représentant un vaisseau spatial flottant dans l’espace tel qu’on se l’imaginait il y a des dizaines d’années. Réalisé par le même artiste qui s’est occupé des décors du film Forbidden Planet, Chesley Bonestell, cette peinture a retenu leur attention, en dehors du fait qu’elle a été réalisée il y a 50 ans, par « ce mélange entre la justesse, l’exactitude de son imagination (la surface de Mars est très proche de celle qu’il a peinte, tout comme la manière dont sont construite les navettes spatiales) et d’autres cotés où il s’est complètement trompé. »
Cet engouement futuriste peut surprendre de ta part, non? « Mais, nous sommes dans le futur dont on parlait il y a 50 ans, et c’est intéressant de voir que ce que l’on nous avait prédit n’est pas là. Je veux pouvoir appuyer sur un bouton “toast” dans ma cuisine et avoir mon toast. Je veux pouvoir parler à mon ordinateur et lui demander de me verser un verre de Martini! Quand j’étais gamin, on me l’avait promis et cette image du futur est un mélange de vérité pure et de mensonge éhonté. » Alors qu’il en profite pour prendre une Altoids, qui n’est pas une nouvelle boisson diététique pour astronautes avertis, mais une de ces pastilles fortes à la menthe dont il rafolle, il nous informe que la signification de Terraform est le fait de trouver une autre planète et la rendre habitable pour les humains.
À propos de futur, qu’en est-il de Futurism, ce fameux album que tu n’as pas voulu sortir l’année dernière? « C’est un disque que nous avons enregistré et qui n’a pas été commercialisé mais a été donné comme cadeau à nos amis, un peu comme une carte de noël. Cette musique nous avait été commandé par une compagnie de ballet qui s’appelle La La La Human Steps, et ils l’ont utilisé durant deux ans. »
Alors que le téléphone nous interrompt une énième fois, (c’est David Yow de Jesus Lizard qui voudrait passer visiter les lieux), l’image de Shellac lors d’un concert surprise dans un bar d’Angers en 1994 ne quitte pas mes yeux. Il faut avoir vu Brick Layer Cake, le groupe de Todd Trainer (ex-Rifle Sport/Breaking Circus) chantant de sa voix caverneuse, prenant la guitare en titubant comme un Johnny Thunders habité, secondé par l’imposant Bob Weston (ex-Volcano Suns) à la basse tandis qu’Albini (ex-Big Black/Rapeman) se met derrière les fûts. Et voir le même Todd revenir à la batterie pour Shellac, métamorphosé en Keith Moon, remplacer Steve et partir dans un rythme tendu et d’une puissance rare. Bob entamera une ligne de basse mélange de tension et de simplicité, tandis que les éclairs électriques sonores de Steve aiguisent nos tympans et que celui-ci hurle : Speak To Her. Shellac sur scène est une tuerie. Ce n’est pas un point de vue, c’est un fait. Il y a une osmose entre eux qui vous frappe à la gueule. Jouant depuis de longues années, ils se sentent suffisamment libres pour jouer sans setlist, et pour laisser dans pas mal de morceaux une partie où aucun d’entre eux ne sait ce qui va se passer. Ce qui parfois réserve quelques surprises. « Il y avait ce morceau en particulier que nous n’avions pas jouer depuis longtemps. Todd crie le titre en question et on dit tous : “ok, génial, on y va”. Alors il commence à jouer suivi de Bob et je n’ai eu aucune idée de ce qu’il fallait que je joue. Le morceau avait complètement disparu. J’ai regardé fixement ma guitare tandis qu’eux jouaient le morceau sans moi. Alors, finalement j’ai fait quelques bruits avec ma guitare pour faire genre, mais c’était vraiment excellent en fait. Mais, tu sais nos concerts ne sont pas supposés être un show, mais plutôt amusant pour nous. Même si je ne jouais pas une note de tout le concert, je suis sûr que ça resterait un bon concert. »
Et le fait de passer tout ce temps à enregistrer tous ces groupes, est-ce que tu arrive à apprécier encore ta propre musique ? « Lorsque je peux écouter dans les enceintes cette musique en oubliant que c’est mon groupe, c’est le moment où je suis le plus heureux… Généralement, ça arrive cinq ans après que le disque soit fini. »
Capable d’enregistrer des groupes bien-marketés comme Bush, pour permettre à d’autres comme A Minor Forest (post-Slint) de pouvoir bénéficier de son savoir-faire légendaire sans débourser le dixième de ce que les premiers ont dépensé. C’est tout le pragmatisme qui fait l’honneur de l’idéal Albinien. De plus lui, qui côtoie de loin l’univers des majors sans jamais s’être laissé séduire, a su rester fidèle à Corey Rusk et à son label Touch&Go depuis 1987, l’un des rares labels de cette envergure dont les contrats sont verbaux et les ventes partagés à 50/50. Bien sur, Steve Albini, comme toute personne intéressante, peut paraitre ambigüe. Ce ne sont pas les raisons qui semblent manquer et ses détracteurs en trouveront toujours. Mais, il reste l’une des personnes les plus emblématiques de cette scène alternative américaine, au même titre qu’un Ian McKaye à une autre échelle. Justement, son style de vie, loin de frasques nocturnes alcooliques ou autres, pourrait le rapprocher de la mentalité Straight edge, propagé par Minor Threat il y a une douzaine d’années. « Je n’ai jamais pensé que je faisais partie de ce mouvement, mais je pense que le concept du Straight edge est une bonne idée. Son rapport dogmatique, quasi-religieux a été souvent mal interprété : Tu ne dois pas manger de la viande, Tu ne dois pas boire, Prendre des drogues, Faire l’amour. Mais la véritable idée derrière tout ça, c’est de garder ces idéaux en perspectives de manière à ce qu’ils ne gouvernent pas ta vie. C’est une manière pour certaines personnes de comprendre pourquoi ils agissent de telles manières. Ce qui n’est pas contraire avec le fait qu’il avoue en rigolant qu’il s’amusait à tirer dans les bois, derrière la maison familiale, dans le Montana lorsqu’il était gamin.
Une petite séance de détente en regardant un documentaire animalier, avant l’écoute final d’un mix nous donne l’occasion d’évoquer le Punk Français qu’il connait bien, et en dehors des Thugs, celui de 77. « J’étais un grand fan de Métal Urbain. J’ai tout leurs disques ; plus ceux de Charles de Goal, Metal Boys, Doctor Mix and the Remix. Metal Urbain était l’un des groupes qui ont influencé Big Black. De la musique simple, agressive avec une boite à rythme et des guitares incroyables. » Il faut voir la mine de Steve Albini se rappeler sa rencontre avec Eric Debris aux Transmusicales de Rennes en 1994, c’est comme si Steve Albini vous avait payé un verre dans un club de Chicago.
Tant que nous sommes dans les souvenirs, se souvient-il d’avoir lu des interviews rock déterminantes pour lui ? « Je me rappelle très bien une interview des Ramones, dans Punk magazine ou Creem vers 1978/1979. Cela m’a marqué car c’était le seul groupe qui ne glorifiait pas le Rock’n’roll Lifestyle. C’était comme écouter quelqu’un raconter comment il répare sa voiture, on peut trouver ça chiant, moi je trouvais ça fantastique. Quand j’étais au collège, j’ai lu des interviews de Mark Stewart du Pop Group. La manière dont il se présentait était plutôt habile et cela m’a fait apprécier le fait que tu pouvais être intelligent et jouer du rock sans être embarrassé par ça. Et Steve de rappeler qu’au collège il avait pris un cours sur la littérature classique japonaise, puis de citer les écrivains japonais qu’il apprécie comme Shūsaku Endō et Yukio Mishima. Ce qui nous amène à parler de Pureté, concept hautement japonais, ou Straight Edge également. « Une fois de plus, c’est un but. La Pureté est une cible à atteindre. Ce qui nous éloigne de notre sujet, mais on y revient : pour moi, la musique est plus une expérience avant tout. Quand je joue avec un groupe, j’aime expérimenter lorsque mon esprit est clair et que je joue bien, mais j’aime aussi lorsque je fais une tonne de fautes et que cela sonne terrible, d’une certaine façon j’aime ça. Aimer être embarrassé devant une audience. Avoir un esprit pur est une bonne manière d’exercer ta vie, mais ce n’est pas la raison pour laquelle je fais tout ce que je fais. »
En quittant les lieux d’Electrical Audio Recording de retour vers Paris, on ne peut s’empêcher de penser que le pari de ce complexe est incroyablement risqué et ces phrases reviennent en mémoire alors que l’avion survole le lac Michigan, grand comme une mer. « Ce studio consume ma vie entière. Si quelqu’un a le cancer et est en train de mourir, il est impoli pour lui de dire à chaque personne qu’il rencontre : j’ai le cancer et je meurs. Mais dans sa tête, il ne pense qu’à ça. Alors, à cet instant je suis assis à cet table, et ce à quoi je pense sont des problèmes avec le business, même si nous avons une conversation à propos de quelque chose complètement différent. »