Les 15 et 16 mai derniers, Ryley Walker était de passage en France, d’abord à Lyon, au Sonic, puis du côté de la Pointe Lafayette, à Paris. Très différents, ces deux concerts auront permis de rappeler que l’Américain est toujours l’un des plus brillants représentants de la nouvelle scène du rock psychédélique, mais aussi d’évoquer son excellent Course in Fable, produit par John McEntire et sorti au printemps 2021.
Ryley Walker est assis à la terrasse de la Pointe Lafayette, face au Canal Saint-Martin. En s’installant, il raconte : « Tout à l’heure, en descendant de la camionnette, je me suis fait voler mon téléphone. Un type est arrivé, me l’a arraché des mains et est parti en courant. C’est Paris, mec ! Ici, c’est comme à New York : il faut se battre pour survivre ! » Puis, tournant son regard vers le canal, il ajoute : « Bah, c’est chiant, mais c’est comme ça. »
Ces temps-ci, Ryley Walker tourne avec le très rare Simon Joyner. Depuis quelques mois, sa production semble s’être calmée un peu, mais il a sorti pas moins de cinq albums en 2021 : l’excellent Course in Fable (Husky Pants), produit par John McEntire de Tortoise et sans doute son meilleur disque à ce jour, mais également une impressionnante rafale de collaborations avec Steve Gunn, David Grubbs ou les Japonais de Kikagaku Moyo, notamment. Depuis ses débuts, ce guitariste de 32 ans a toujours fonctionné ainsi, livrant régulièrement ses albums de songwriter plutôt soignés et référencés au milieu d’une multitude d’albums instrumentaux, au croisement du jazz, de la musique expérimentale et du rock psychédélique. « J’ai toujours pensé que c’était comme ça qu’un musicien devait mener sa barque. À Chicago, qui est la ville d’où je viens, tous les groupes de la scène noise rock sortent dix albums par an ! Moi, on me dit que je sors beaucoup de disques, mais là-bas c’est tout simplement la norme ! Des groupes comme Wolf Eyes ou Lightning Bolt sortent un gros album tous les deux ans et des pelletées de disques plus expérimentaux le reste du temps. Même un groupe comme Black Sabbath sortait deux albums par an, à l’époque ! Au fond, c’est aussi mon travail et j’aime ça ! » Vu de loin, Ryley Walker a toujours eu l’air d’un homme un brin pressé : pressé de trouver sa place dans une lignée de songwriters classiques (Van Morrison, Tim Buckley, John Martyn, voire Steely Dan, par moments) dont l’influence plane de façon assez flagrante sur son œuvre, mais aussi pressé de s’en détacher pour imposer quelque chose de résolument neuf. De là, sans doute, le besoin d’alterner frénétiquement les disques de songwriters plutôt classiques dans la forme et les enregistrements instrumentaux et plus improvisés. « Je suis aussi un grand fan de Jim O’Rourke. Ses disques de chansons pour Drag City sont tous exceptionnels, mais ils ne l’ont jamais empêché d’enregistrer des œuvres plus expérimentales. Pour moi, c’est vraiment un truc propre aux musiciens de Chicago ! En tout cas, je ne crois pas que je pourrais réussir à m’en tenir aux disques de chansons. J’ai besoin de cette alternance. » Le plus étonnant dans cette fascination pour Jim O’Rourke est que Ryley Walker ne l’a sans doute jamais croisé à l’époque : il n’avait que 15 ans lorsque O’Rourke est parti s’installer au Japon et en avait à peine 10 au moment de la sortie de Insignificance, en 2001. « J’ai découvert Jim O’Rourke via Sonic Youth. C’était l’un de mes groupes préférés et je les avais vus en concert à l’époque de Sonic Nurse et il jouait dans le groupe à cette époque. »
Sur scène, Ryley Walker se produit, ces temps-ci, en trio. À la Pointe Lafayette, faute de place, il n’a pu jouer qu’en solo dans un exercice forcément minimaliste et un brin expérimental (l’ombre de John Fahey n’est jamais loin), mais la veille, au Sonic, à Lyon, c’était bien en groupe qu’il se produisait. Et, comme il y a cinq ans, lors de sa dernière tournée française, la différence avec ses disques était saisissante. Car il faut bien comprendre que, sur scène, la musique de Ryley Walker prend une tout autre dimension. Les chansons sont là, mais les formats volent souvent en éclats au bout de deux ou trois minutes pour laisser la place à de longues improvisations oscillant entre le free jazz et le rock psychédélique.
Au Sonic, la démonstration a donc été en tout point éblouissante. Certes, il y a des soirs meilleurs que d’autres, mais là le groupe donnait aussi l’impression de goûter, plus que jamais, à sa liberté retrouvée, après plusieurs années passées loin de l’Europe et surtout de longs mois sans concerts. « Les musiciens que je choisis viennent toujours du jazz ou de l’improvisation. Je n’aime pas jouer avec des musiciens de rock. Ceux qui aiment l’improvisation vous permettent d’ouvrir de nouveaux horizons, mais aussi de donner de meilleurs concerts. Chaque nouvelle audience voit un concert unique, c’est ce qui est intéressant. » Pour autant, Ryley Walker ne se sent pas forcément prêt à capturer cette forme de liberté et d’improvisation en studio. « Pour mes disques de chansons, j’aime m’en tenir à un format modeste de trois ou quatre minutes. L’idée est alors de mettre la chanson en avant. Ensuite, sur scène, le morceau peut être transformé, réinventé et s’étendre dans des formats parfois très inattendus. C’était ce que faisait le Grateful Dead ! Je sais qu’ils ne sont pas très populaires en Europe, mais aux États-Unis, ils sont considérés comme l’un des plus grands groupes de l’histoire et leur démarche m’inspire beaucoup. » Selon lui, cette distinction est aussi une façon de rester accessible : « J’aime aussi écrire des chansons et je tiens à ce qu’elles puissent être valorisées sur disque. Ensuite, sur scène, c’est une autre histoire : il faut pouvoir créer autre chose, partir de la chanson et voyager ailleurs. »
Sur Course in Fable, son dernier album, Ryley Walker a travaillé avec John McEntire, aujourd’hui basé à Portland (Oregon). « Je l’ai rencontré quand j’avais 20 ans. À l’époque, j’étais vraiment un grand fan de Tortoise et je pense que j’avais dû le saouler avec mes questions. Mais, bien sûr, c’est un excellent producteur. Sur ce disque, il m’a aidé à affiner l’écriture, il a composé les arrangements de cordes, il a joué du clavier, il a été l’ingénieur du son… Moi, je lui avais surtout demandé de faire ce qu’il savait faire, comme sur les disques de Stereolab. Au final, je pense qu’il a une grande part dans la réussite de ce disque. » Dans sa discographie d’albums de chansons, chaque nouvel opus a une coloration précise. Selon lui, cette tonalité découle toujours de celle de la première chanson écrite pour le disque. « Pour moi, ces albums sont comme des moments de ma vie et toutes les chansons qui les composent sont, d’une certaine manière, liées entre elles. Par exemple, Course in Fable était mon disque de pandémie. J’étais isolé chez moi et toutes les chansons qui le composent ont été écrites à cette période. »
Depuis 2019, Ryley Walker a également son propre label, Husky Pants, ce qui lui permet de conserver le contrôle sur sa discographie. « Mon contrat avec Dead Oceans arrivait à son terme et j’avais envie de lancer mon propre label. J’avais déjà eu un label pour sortir mes propres cassettes, mais là, forcément, c’est un peu plus gros. Husky Pants me permet de sortir ce que je veux quand je veux. Je n’ai pas besoin de demander l’avis ou l’autorisation de qui que ce soit : si je veux faire un disque, je le fais. Bien sûr, ce n’est pas simple, notamment du point de vue économique, mais, en même temps, je ne reverse de pourcentage à personne. Ce label, ce n’est que moi. Je fais tout. J’emballe les disques moi-même et je les poste dans le monde entier. Et puis, ça me permet aussi de sortir les disques de mes amis qui se retrouvent sans label ; c’est très gratifiant ! »
En 2021, Walker a aussi sorti Deep Fried Grandeur, un album de deux titres enregistré en collaboration avec le groupe de rock psychédélique japonais Kikagaku Moyo. « Nous nous sommes rencontrés il y a une dizaine d’années dans un festival en Hollande. À l’époque, le promoteur nous avait suggéré de travailler ensemble et cela nous avait semblé très pertinent. En fait, j’ai l’impression que nous avons des palettes musicales très similaires. Donc nous avons fini par enregistrer ce disque et après qu’il ait été refusé par une multitude de labels, j’ai décidé de le sortir moi-même. Nous en avons pressé deux mille exemplaires et c’est tout. Il n’y aura pas de réédition. Nous avons tout vendu assez rapidement, je leur ai payé ce que je leur devais et volià. C’est cool de permettre à ses amis de gagner de l’argent. »
Installé à New York depuis cinq ans, Ryley Walker constate que la ville a un effet très stimulant sur sa créativité. « À Chicago, les logements ne sont pas très chers. La ville est dans un état de délabrement assez avancé et la vie y est encore assez abordable. Du coup, ça laisse la possibilité de traîner, de rêvasser. À New York, c’est impossible. Tout coûte tellement cher qu’on est obligé de travailler dur pour ne pas sombrer dans la précarité. Je pense que je travaille mieux et que je suis plus productif depuis que je suis là-bas. » Évoquant l’évolution naturelle de sa musique, Ryley Walker se dit de plus en plus influencé par le jazz. « Je me tourne de plus en plus vers des guitaristes de jazz comme Derek Bailey, Bill Frisell ou John Abercrombie. Avant, j’étais plus influencé par des musiciens comme John Fahey ou Bert Jansch, mais je pense que mon jeu a évolué et que le jazz prend une part de plus en plus importante dans ma musique. »
Son prochain disque sera un album instrumental enregistré en trio avec le bassiste qui l’accompagne sur cette tournée et Chris Corsano. « Nous l’avons enregistré en début d’année, en marge de la tournée et le résultat est vraiment énorme ! »