Il y a quatre ans, Marion Brunetto postait Adélaïde, une démo, sur soundcloud. Requin Chagrin, le nom du projet est choisi un peu dans la précipitation. Il dessine pourtant en filigrane les contradictions inhérentes entre le succès et la délicatesse des chansons de Marion. La trajectoire de Requin Chagrin marque en effet par sa singularité : après avoir publié le morceau sur la plateforme d’écoute et envoyé le lien à Laurent Bajon de La Souterraine, il s’en suit un crépitement médiatique aussi fascinant qu’inédit.
En quelques mois, Marion Brunetto passe du statut de batteuse de groupes garage et punk parisiens (Les Guillotines, Alphatra) à celui de chanteuse que l’on vient découvrir en concert un peu partout en France. Des caves humides et voutées, elle est propulsée sur des scènes beaucoup plus aérés ou dans des festivals indépendants. S’il nous est difficile de parler à sa place, nous ne pouvons qu’imaginer le changement radical que cela a pu représenter pour la concernée. Quatre ans séparent l’inaugural Requin Chagrin, album publié par Objet Disque (Adrien Legrand, Grand Veymont, Rémi Parson), du nouveau venu Sémaphore produit par KMS, un label initié par Nicola Sirkis d’Indochine. Durant cette période, le groupe a inlassablement tourné, y compris dans certains Zéniths de France en première partie d’Indochine. Marion Brunetto a néanmoins pris le temps d’enregistrer, seule, son album avec l’aide précieuse à la production d’Adrien Pallot musicien (Mungo Park, Iñigo Montoya!) et ingénieur (Ben Kerber, Grand Blanc, Moodoïd) émérite. À l’écoute de Sémaphore, ce cocon était une nécessité : il y a une dimension si intime et personnelle dans la musique de Requin Chagrin qu’il était difficile de la rendre tangible autrement qu’en totale confiance. Le changement de label et d’ampleur de Requin Chagrin n’a eu que peu d’impact sur le son de l’intéressée. Nous retrouvons ainsi l’indie-pop aux couleurs pastel que nous avions tant aimé. L’enregistrement n’a pas chercher à gommer les brèches de Requin Chagrin. Au contraire elles ont été magnifiées et travaillées dans une texture sonore riche, à la beauté diaphane. Les guitares nous enveloppent d’un phaser ondulant, plongé dans un tourbillon de réverbération. Elles savent aussi être plus âpres ; elles évoquent alors une musique surf délestée de ses attaches sixties pour retrouver des rivages d’autres planètes (C86, Shoegaze, New Wave). La cosmogonie de Requin Chagrin est connue (Indochine, Shimming Stars, Crystal Stilts, Girls Names), pourtant quelque chose d’unique irrigue sa musique au delà des références. Sémaphore surprend par la mélancolie qui émane de l’ensemble, l’acuité des sentiments. Chaque chanson semble ainsi sur le fil, prêt à plonger dans le vide d’un instant à l’autre (le tube Mauvais Présage, Les Promesses). Les textes, souvent obliques, se prêtent à de multiples interprétations, mais ils portent en eux le souffle d’un romantisme agité (Le Grand Voyage, Soleil Blanc, Dans le Coeur…). Nous nous imaginons ainsi voir le monde à travers les yeux du Voyageur de Caspar David Friedrich, contemplant l’infini de l’horizon, faisant le point sur notre existence: « somnifère sommes nous seuls sur la terre ? » s’interroge notamment Marion Brunetto sur la très jolie Nuit. Si Sémaphore est un album de pop, il se dévoile particulièrement bien quand l’état d’âme est un peu cafardeux ; il fonctionne alors comme un pansement aux sentiments contradictoires qui nous assaillent.