Et si, après tout, c’était eux ? Alors qu’on s’apprête à célébrer le vingtième anniversaire d’une formation sur laquelle on n’aurait pas nécessairement misé plus que quelques centimes à ses débuts, The Coral ne cesse de confirmer qu’il fait désormais partie de ces valeurs sûres, ces rares groupes qui ne déçoivent jamais vraiment et qui surprennent toujours un peu. Après les deux excellents albums solos publiés quasiment de manière simultanée en 2020 par Paul Molloy et Ian Skelly, c’est au grand complet que The Coral est revenu en ce début d’année, les bras chargés d’un double album – Coral Island – comme une sorte de mémoire de fin d’études, compilant avec une générosité exhaustive toutes les hypothèses et les pistes explorées au cours des deux décennies passées, du psychédélisme au rock garage en passant par la pop la plus limpide.
A ce menu copieux et roboratif, on a toujours aussi peu de peine à repérer une jolie flopée de tubes – Vacancy, par exemple – ainsi que quelques audaces formelles qui confirment la vitalité d’une formation qui semble toujours soucieuse de ne jamais se baigner plus d’une fois dans les mêmes eaux de la Mersey. Il y a cinq ans, alors qu’ils interrompaient la plus longue pause discographique de leur histoire commune – entre 2010 et 2016 – James Skelly et Nick Power, deux des membres historiques du quintette plusieurs fois remanié, était revenu sur quelques-uns des jalons de ce parcours déjà impressionnant.
The Coral (2002)
James Skelly : A vrai dire, je n’ai absolument aucun souvenir de l’enregistrement de notre premier album. Je me souviens bien que j’étais là, ça c’est sûr ! (Rires.) Mais en dehors de ça, c’est vraiment très flou. Je crois que le groupe a passé pas mal de temps à peaufiner certains instrumentaux avec Ian Broudie, le producteur. J’attendais pendant ce temps-là et je patientais avant de pouvoir placer ma voix.
Nick Power : Je revois encore assez bien la maison dans laquelle tout s’est déroulé. Je me rappelle de ce canapé qui trainait dans le studio, devant la télévision, et que nous aimions nous y vautrer pour regarder un peu n’importe quoi entre deux prises.
JS : C’est une période où il était davantage question d’énergie, d’excitation que de technique : nous étions évidemment très enthousiastes à la perspective de publier ce premier disque. Pendant un peu plus de six mois, c’est comme si nous étions en feu. Tout allait tellement bien : nous composions deux ou trois nouvelles chansons à chaque répétition. Dans ma mémoire, les détails sont vraiment noyés par cette débauche de joie et de soulagement : j’avais enfin trouvé un moyen d’échapper à un destin ordinaire, de ne pas rester coincé toute ma vie dans ma ville natale. Ça, c’était tellement super que tout le reste en devenait secondaire. Toute la préparation a pris énormément de temps : je me souviens très bien des répétitions et des moments où nous sommes parvenus progressivement à mettre en place notre son et nos premières compositions. Mais en studio, j’ai un peu débranché. Nous étions encore très jeunes et, pour ce qui me concerne, je crois que je me foutais encore un peu de tous les aspects techniques. J’avais l’impression de perdre mon temps. J’étais physiquement actif, efficace même, mais j’étais déjà en train de rêver à d’autres projets. Je n’éprouvais pas beaucoup d’intérêt pour les heures nécessaires à la sonorisation d’une caisse claire ou au réglage d’un effet sonore sur une guitare. C’est dommage : j’aurai sans doute appris plus vite et plus tôt !
NP : D’emblée, nous avons été un peu surpris par les réactions et les critiques qui ne mentionnaient qu’une partie assez limitée de nos influences réelles. Nous étions fans de la pop classique des sixties et des Beatles, c’est évident. Mais nous avons aussi grandi et appris la musique en écoutant Dr Dre ou Kraftwerk. Pendant ces premières années, nous avions d’ailleurs une routine assez bien établie : nous nous défoncions d’abord à l’acide en écoutant de la soul et du rap avant de descendre sur la plage une fois que nous étions en plein trip. C’est ainsi que sont nés la plupart de ces premiers morceaux.
Magic And Medicine (2003)
JS : En général, quand un groupe publie un premier album qui a du succès, on s’attend à ce qu’il poursuive dans la même voie en amplifiant encore la tendance : un plus gros son, des arrangements plus ambitieux, des rythmiques encore plus massives. Nous avons décidé de faire exactement le contraire en privilégiant une forme de dépouillement qui nous convenait davantage.
NP : Je pense que c’était aussi une réaction de rejet par rapport à tout ce que nous avions vécu pendant la tournée précédente : les festivals gigantesques et tous ces sons de grosse caisse et de basse qui résonnent pendant les balances. Nous n’en pouvions plus de toute cette démesure et nous avions envie d’enregistrer un petit album un peu bizarre.
JS : La plupart de ces chansons ont été ébauchées quand nous étions en tournée et je trouve que cela s’entend. C’est un album de voyage : il y a un peu de folk, un peu de musique espagnole, quelques éléments piochés ça et là. A l’époque, je rêvais de composer une version musicale de Sur La Route, une sorte de gigantesque épopée de poésie beat. En même temps, il est impossible d’échapper aux traditions musicales de Liverpool : c’est notre ville, là où se trouvent nos racines. Même si nous voulions les renier, cela serait vain et absurde. Nous avons toujours assumé cet héritage particulier du songwriting classique et d’une écriture très mélodique sans doute déjà plus accomplie sur ce deuxième album. Mais nos familles viennent aussi du Pays de Galles et nous avons toujours ressenti une certaine familiarité avec l’esprit très libre et un peu psychédélique de groupes comme les Super Furry Animals. J’avais envie de combiner ces touches de surréalisme gallois avec le classicisme de l’écriture The La’s ou de Shack. C’est la rencontre de ces deux mondes qui a façonné l’identité éclectique de The Coral. C’est aussi pour cela qu’il est parfois difficile de dégager une influence dominante ou une cohérence continue d’un album à l’autre.
NP : Alan Wills, le fondateur de notre label Deltasonic, a d’ailleurs joué de la batterie avec Shack, le groupe de Michael Head. Il connaissait parfaitement toute cette scène musicale de Liverpool et il nous a servi de guide pendant ces premières années. C’est lui qui nous a conseillé de travailler avec Ian Broudie sur le premier album. Nous avons prolongé cette collaboration sur Magic And Medecine parce que nous sentions bien qu’il avait encore beaucoup de choses à nous apporter et à nous transmettre.
IS : Oui, Broudie est un musicien fantastique. Il vous aide vraiment à tirer le meilleur parti possible de vos chansons, que ce soit en travaillant au niveau de la pré-production ou en proposant des arrangements très inattendus. C’est lui qui nous a encouragés à travailler avec des cordes ou une fanfare. D’ailleurs, nous nous sommes énormément servis ensuite de toute ce qu’il nous avait appris, notamment sur notre dernier album.
The Invisible Invasion (2005)
JS : A nos débuts, nous étions sans doute plus arrogants qu’aujourd’hui. Pendant plusieurs années, nous avons refusé de jouer complètement le jeu des médias et de la promotion : nous ne restions pas après les concerts pour serrer les mains des gens importants, nous n’étions pas très amis avec les journalistes influents. Nous prenions exemple sur des artistes comme Arthur Lee ou Captain Beefheart qui étaient nos deux modèles d’intransigeance. Cela a sans doute limité l’impact qu’ont pu avoir certains disques plus difficiles d’accès comme Nightfreak And The Son Of Becker (2004) et The Invisible Invasion.
NP : “Plus difficiles”, c’est un euphémisme ! (Rires.)
JS : OK, pour parler franchement, nous étions à la limite de la maladie mentale pendant cette période. Mais le point positif est que nous avons réussi à en conserver un témoignage musical ! (Rires.) Nous n’avons jamais été du genre à réfléchir posément à notre projet de carrière. Je crois que c’est John Lydon qui disait autrefois que seuls les groupes dont les membres auraient pu devenir avocats ou banquiers sont capables de gérer habilement leur carrière et de prendre toujours les bonnes décisions. Nous n’appartenons pas à cette catégorie. Cet album est directement issu d’une période de chaos et de désordre, au cours de laquelle plusieurs d’entre nous allaient très mal. Mais, même dans une situation pareille, notre premier réflexe reste d’appuyer sur le bouton d’enregistrement et de saisir sur l’instant ce que nous inspire notre état du moment, même si c’est sombre et invendable.
NP : Le climat en studio était également assez étrange. L’idée de recruter comme producteurs les membres de Portishead, Geoff Barrow et Adrian Utley, ne venait pas du groupe mais du label. J’ai toujours pensé que c’était un choix un peu bizarre. Ce sont deux musiciens très compétents mais je ne crois pas qu’ils connaissaient très bien notre musique, ni qu’ils appréciaient particulièrement les chansons.
The Curse Of Love (2014)
JS : Très peu de temps après la fin des sessions de The Invisible Invasion, nous sommes retournés en studio pour y enregistrer un autre album, mais notre label a refusé de le publier à l’époque. Nous étions toujours dans le même état d’effervescence chaotique mais, je ne sais pas trop pourquoi, le résultat s’est avéré bien meilleur. Il se pourrait bien que ce soit mon album préféré : il y a une cohérence, une intensité que je ne retrouve sur aucun autre. C’est presque un concept-album, non pas au sens pompeux et progressif du terme mais simplement dans l’unité de ton.
NP : Nous avons enregistré ces quelques titres et nous les avons apportés à Geoff et Adrian pour leur proposer de les produire. Mais ils les ont trouvés tellement réussis qu’ils nous ont répondus : “Les gars, ne touchez plus à rien : vous l’avez déjà votre prochain album ! ” Malheureusement, tout le monde n’a pas été du même avis.
JS : J’ai toujours regretté que nous n’ayons pas davantage insisté à l’époque mais nous étions totalement épuisés et également un peu dépourvus d’arguments pour engager un bras de fer avec nos partenaires. Il y a deux ans, nous sommes retournés voir Deltasonic pour leur demander si nous pouvions ressortir ces anciens enregistrements du placard et les sortir en série limitée sur notre propre label. Ils ont été d’accord et le travail que nous avons accompli pour rendre ces chansons présentables a été également très important dans la préparation de notre nouvel album. A bien des égards, c’est sans doute celui qui se rapproche le plus de The Curse Of Love.
NP : C’est sans doute moins évident au niveau du style musical. Mais le fait de travailler de front pendant quelques mois sur les deux projets – la réédition de The Curse Of Love et les premières ébauches de Distance In Between – nous a donné une confiance et une énergie dont nous manquions un peu au départ. Nous n’étions même pas très sûrs d’avoir envie d’enregistrer un nouvel album. C’est en réentendant ces super chansons que nous avons non seulement retrouvé le goût du travail collectif, mais surtout que nous pris suffisamment de confiance dans nos propres moyens pour décider de nous passer pour la première fois de producteur : si nous avions été capables de créer seuls cet album huit ans plus tôt, alors pourquoi pas cette fois-ci ?
Roots And Echoes (2007)
JS : Après le départ de Bill Ryder-Jones, et l’échec de The Curse Of Love, nous étions carrément dégoûtés. Plutôt que de retravailler sur des chansons dont le label n’avait pas voulu, nous avons préféré repartir à zéro et concevoir un album entièrement différent. La plupart des morceaux de Roots And Echoes ont donc été conçus très rapidement, en un peu plus de deux mois. Et nous les avons enregistrés deux ou trois jours à peine après les avoirs écrits. C’est ce qui explique sans doute la fraîcheur qui émane de ce disque : ce sont presque des démos. Nous avons décidé de renouer le fil de notre collaboration avec Ian Broudie pour produire l’album suivant.
NP : Nous avons tous fait de notre mieux mais nous étions vraiment épuisés.
JS : Certains fans du groupe me disent souvent que, selon eux, c’est notre meilleur album. Je respecte les goûts de chacun mais je suis complètement en désaccord avec eux. (Rires.) A mes yeux, c’est encore une œuvre de transition, un peu bâclée. J’imagine que l’une des raisons pour lesquelles il est parvenu à émouvoir tant de gens tient à un changement qui s’est opéré au niveau de l’écriture des paroles. Elles étaient souvent très poétiques et un peu abstraites précédemment alors que Roots And Echoes évoque de manière très directe et explicite des relations amoureuses, des détails de la vie réelle. Peut-être que les gens s’identifient plus facilement à ces situations concrètes.
Butterfly House (2010)
JS : Si nous étions contents de travailler avec John Leckie ? Franchement, nous ne l’aimions pas beaucoup au départ ! (Rires.)
NP : Disons que nous avons appris à l’apprécier au fil du temps.
JS : Voilà. Disons qu’il était assez direct dans ses critiques : “Je déteste ce passage, changez-le ! ” ou bien “- Votre refrain, là, c’est de la merde ! – Ah bon John ? Et qu’est ce qu’on doit faire alors ? – Eh bien vous n’avez qu’à en écrire un autre ! ” On se décarcassait vraiment pour obtenir un sourire ou une approbation mais on a vite compris que ça ne servait à rien. Quand il était satisfait, il se contentait de passer à la chanson suivante. “ – Qu’est-ce que tu en penses John ? C’est bien ? – Mouais, ça peut aller. ” C’est un peu déconcertant les premiers jours, mais une fois qu’on s’est habitué à son style, ça s’est très bien passé.
JS : Pour cet album, nous avions conçu un projet très ambitieux consistant à accumuler des couches sonores successives, un peu comme les différentes strates d’un mur du son à la Phil Spector. De ce point de vue, je suis satisfait du résultat. C’est sans doute un des albums les plus aboutis et les moins hétéroclites depuis le tout premier.
Distance In Between (2016)
JS : Nous avons toujours eu tendance à concevoir un nouvel album en cherchant à nous démarquer du précédent. A chaque fois, j’ai l’impression qu’on essaie de nous enfermer dans une case étroite et bien délimitée. Et j’ai horreur de me sentir réduit à un seul style ou prisonnier d’un genre. Je réagis souvent par esprit de contradiction et aussi pour affirmer une certaine forme de liberté.
NP : Nous avons fini par définir notre propre genre de musique. J’ose donc espérer que les gens ne se laisseront plus déconcerter par ces revirements. Mais j’avoue que nous avons un peu tâtonné au début parce que nous manquions encore d’expérience en tant que producteurs. Dans leurs premières versions, certaines chansons étaient vraiment trop heavy : elles sonnaient comme un croisement entre Motörhead et Kyuss ! Nous avons dû retravailler pour qu’elles puissent quand même ressembler à The Coral.
JS : Distance In Between est donc un album très différent de son prédécesseur, beaucoup moins mélodique et bien plus direct, plus primaire, plus basique. La plupart des chansons ont été conçues à partir de séances d’improvisation collectives au cours desquelles la trame rythmique était plus importante que la mélodie. D’où ce côté très métronomique, presque krautrock de certains morceaux. Nous n’étions plus que quatre quand nous avons commencé à composer ces chansons. Nous avons donc naturellement décidé que la basse et la batterie occuperaient une place centrale et qu’elles serviraient en quelque sorte de cadre pour les paroles. Les guitares et les claviers ont été ajoutés ensuite, un peu comme des ornements. Nous avons aussi opté pour une prise de son dans les conditions les plus proches possibles d’un live, afin de restituer du mieux possible l’intensité du son et l’énergie directe du groupe.
NP : Cette fois-ci, nous avons vraiment essayé de privilégier une démarche très instinctive, sans nous soucier d’une quelconque perfection et en réfléchissant le moins possible.
JS : Oui, c’est un album sans fioriture, même si nous avons tout de même recherché à intégrer des sons assez variés. Nous avons utilisé quelques boucles ça et là. Par exemple sur Fear Machine, nous avons samplé un solo de batterie pendant une balance. Nous l’avons un peu ralenti ensuite mais on entend encore des bribes de phrases qui sont restées jusque dans la version finale. On dirait presque du Public Enemy ou un truc du genre ! (Sourire.)
NP : Au début de l’enregistrement, Paul Molloy, notre nouveau guitariste, ne nous avait pas encore rejoints. J’ai donc eu davantage d’espace que d’habitude pour introduire des éléments de mon crû aux claviers.
JS : Nous avons essayé de rester vigilants sur ce point et de ne pas saturer les chansons, comme pour mieux laisser place à l’imagination de l’auditeur.