Le plus étonnant, c’est que ce ne soit pas arrivé avant… Je ne sais vraiment pas comment cela est possible. Comment peut-il se faire que ces deux hommes ne se soient pas retrouvés plus tôt dans le même studio ? Cela pourrait presque relever d’un vaudeville des années 1970 – on imagine bien les scènes, insistant sur le comique de répétition : l’un quitte la pièce au moment même où l’autre fait son entrée. Je crois que nous sommes à peu près tous d’accord : il n’est pas besoin à ce moment de l’histoire de rappeler qui sont Frédéric Lo – le Français – et Bill Pritchard – l’Anglais –, dont les parcours artistiques ressemblent à tout sauf à de longs fleuves tranquilles. Il n’en est pas besoin, certes, mais quand même. Il est peut-être intéressant de souligner quelque chose de remarquable : ces deux hommes ont comme dénominateur absolument commun d’avoir été les chevilles ouvrières des deux meilleurs albums jamais enregistrés par feu Daniel Darc, ce poulbot de l’ère post-punk, icône des rues de Paris réfutant un statut de pop-star qui lui a tendu quelques fois les bras. En 1987, l’homme sort un premier album solo produit par Jacno qui aurait pu être couronné de succès. Oui mais non… Alors, parce qu’il va toujours là où ses amours le mènent, il publie l’année suivante en tirage limité (3 000 exemplaires, ce n’est pas grand-chose pour le gars qui a chanté Cherchez Le Garçon et Aussi Belle Qu’Une Balle) un disque en compagnie de Bill Pritchard, un sujet britannique francophile (Françoise Hardy et Ronnie Bird au programme), un disque absolument bouleversant au sujet duquel j’ai déjà écrit certaines choses qui me tenaient vraiment à cœur. Pourquoi ? Parce Que…
Seize ans plus tard, alors que personne ne l’imagine capable d’enregistrer quoi que ce soit – ceux qui le croisent dans le XIe arrondissement de Paris constatent le plus souvent qu’il ne tient même plus debout (ou si peu) –, son voisin sait qu’un tel talent ne se dilue pas avec le temps. Son voisin, c’est Frédéric Lo, un homme qui croit justement tellement en tout ce talent qu’il finit par faire enregistrer à Darc un de ces disques dont on ne sort pas indemne – La Pluie Qui Tombe et Inutile Et Hors D’Usage suffisent à justifier mes propos –, un disque dont le titre superbe, Crèvecœur, annonçait la douleur. Un disque absolument bouleversant au sujet duquel j’ai déjà écrit des choses qui me tenaient vraiment à cœur. Alors voilà, de là vient le constat : il aura fallu du temps pour que ces deux hommes s’acoquinent. Mais entre nous, on finit par apprendre qu’on s’en fout un peu, du temps. Que seul compte finalement le moment. Ce moment, c’est cet album que Frédéric Lo et Bill Pritchard ont fini par enregistrer. Mais oui, je suis d’accord, on peut se dire que ça aurait été aussi très bien qu’ils l’enregistrent dès 1989 – mais c’est oublier qu’en 1989, Pritchard caressait le succès dans nos contrées en sortant Three Months, Three Weeks, Two Days, un disque d’une élégance surannée (et très élégamment réédité en 2019 par PIAS) produit par l’un de ses admirateurs, Étienne Daho. Trente ans après, le même Daho est toujours fan et le voilà qui donne la réplique à Bill le temps de Luck, une composition en mode mineur qui diffuse un spleen idéal même lorsque le tempo s’accélère, comme un cœur qui bat la chamade. Mais la chamade, elle bat depuis l’évidence mélodique absolue de Digging For Diamonds, le morceau d’ouverture de Rendez-Vous Streets, modèle fantasmé de pop song qui fait battre du pied et tourner la tête et dont on jurerait que le piano est joué par Monsieur Barso. Sur Palace Of Dreams et Always, c’est le fantôme du Velvet qui plane sur les intros (Venus In Furs et I’m Waiting For The Man, respectivement), mais très vite, le duo emmène ces chansons ailleurs, vers un classicisme mélodique aux vertus atemporelles. Mis en son et joué par un Frédéric Lo particulièrement inspiré (au hasard, la guitare acoustique de Arts And Craft, le piano de Magic Mountain, les « cloches » et la basse de la chanson éponyme), merveilleusement chanté par un Bill Pritchard dont la voix caressante n’a rien perdu de son éclat (au contraire, elle est peut-être plus troublante qu’auparavant), Rendez-Vous Streets est un disque dont on sait déjà qu’il n’a pas d’âge, un disque qu’il nous arrivera sans doute de laisser de côté pendant un temps, mais auquel on finira souvent par revenir. Un disque au sujet duquel je récrirai sans doute, en racontant des choses qui me tiennent vraiment à cœur.