Il s’en est fallu de quelques mois. Bien évidemment, pas sûr qu’on aurait acheté le disque dès sa sortie, mais il y aurait quand même eu de fortes chances – parce qu’entre autres, les virées quasi-hebdomadaires à New Rose avec les copains. Quelques mois donc, sans trop avoir d’explications – si ce n’est qu’on a sans doute raté la diffusion sur les ondes d’Inter dans la fameuse émission Feedback de Bernard Lenoir ; si ce n’est que, contrairement au signataire de la très belle préface de ce petit ouvrage – Jean-Daniel Beauvallet, pour celles et ceux qui n’auraient vraiment pas suivi –, on n’habitait pas Manchester à l’époque des faits. Quelques mois certes, mais il n’était pas trop tard.
C’est le printemps 1984, le premier album est disponible depuis quelques semaines, il y a le numéro de The Face avec la photo où l’on ne voit que Morrissey – chemise rayée sur tee-shirt blanc, collier de fausses perles et regard comme perdu ; il y a la presse d’ici qui s’enflamme aussi – dans le désordre, Best, Rock & Folk et Télérama. Il y a les dithyrambes, les comparaisons – avec entre autres le Velvet Underground et j’ai toujours été persuadé que cela tenait surtout aux similitudes entre la photo de Sterling Morrison sur la pochette intérieure de l’album à la banane et le portrait de Johnny Marr sur celle intérieure de The Smiths… Le Velvet, tenez. Il en est aussi question dans The Smiths – Hand In Glove puisque l’érudit (et collaborateur de section26, ndlr) Nicolas Sauvage rappelle que le deuxième groupe de Marr – Maher pour l’état civil, mais le Maher des uns (batteur chez les Buzzcocks) faisant le Maher des autres, cela commençait à faire beaucoup pour une même ville – portait le nom de Sister Ray. Des détails et précisions de ce genre, ce livre en regorge. Car l’auteur est ainsi – en témoignent ses trois précédents ouvrages sur Paul Weller, Damon Albarn et… Morrissey –, et Jean-Daniel Beauvallet l’écrit mieux que quiconque, rappelant d’entrée de jeu que cet homme “travaille avec une telle conviction sur les archives qu’il fait siennes ces mémoires” et que tout cela “est fait sans esbroufe, avec une âme de passeur, parce que rien ne l’agace plus que l’absence d’une date ou l’imprécision d’un lieu”. Alors, chaque anecdote, chaque rencontre, chaque fait est ainsi remis dans son contexte – géographique, culturel –, replacé dans une perspective historique, qui permet souvent de mieux comprendre le pourquoi du comment – et de se dire qu’en effet, il y a rarement des hasards, mais souvent des rendez-vous.
Celui de Johnny Marr et Stephen Patrick Morrissey était comme inéluctable. C’est entre autres cette rencontre que raconte par le menu ce livre, qui ouvre chez l’éditeur Le Boulon une collection intitulée Seven Inches, destinée “à raconter des 45 tours mythiques qui ont façonné à jamais le cours de l’histoire de la musique”. C’est bien de cela qu’il s’agit avec la parution de Hand In Glove, le 13 mai 1983. Acte de naissance formelle d’un groupe dont la genèse fut aussi longue – une culture musicale, littéraire, cinématographique qui se tisse au fil des ans, quelques expériences avortées – que sa vie, météorique – quatre ans et quelque, entre la sortie de ce disque et la séparation du quatuor –, Hand In Glove est d’abord, comme le rappelle très bien Nicolas Sauvage, une rupture. Une rupture avec les scènes musicales de l’époque, gothique ou néo-romantique en tête, où parfois (souvent) le decorum l’emportait sur tout le reste, et sur les chansons en particulier. Mais ce 45 tours pose aussi les fondations d’une musique qui emprunte au passé – les références du texte à la pièce de théâtre A Taste Of Honey de Shelagh Delaney ou au Take This Longing de Leonard Cohen – pour mieux marquer le présent et (s’)imaginer un futur – Morrissey a déclaré un jour que le couplet “Though we may be hidden by rags / we have something they’ll never have” (“Bien que nous soyons cachés par des oripeaux / nous avons quelque chose qu’ils n’auront jamais ” en VF) comptait parmi ses paroles favorites.
Tout cela, Nicolas Sauvage le raconte avec une passion et un sens du partage inégalés, tout comme il rappelle tout au long de ces 120 pages et quelque la reprise de cette fantastique chanson qui a scellé l’association Morrissey et Marr – I Want A Boy For My Birthday, interpétée en 1963 par The Cookies –, les arrivées de Mike Joyce et d’Andy Rourke, l’éviction de son homologue Dale Hibbert après le premier concert à la Haçienda, James Marker aux maracas et en talons aiguilles, la richesse musicale folle de la Manchester post-punk, l’excellence d’une face B baptisée Handsome Devil – parce qu’on soigne toujours sa face B quand on est un groupe qui compte, à l’instar des “Buzzcocks, Madness, les Jam, les Undertones” (et New Order aussi, hein) –, les influences inopinées (ou pas) d’Iggy, de Chic, de Bowie sur Hand In Glove et cette seconde vie via Sandie Shaw ressuscitée… Mais loin de s’adresser aux seuls partisans de la cause, The Smiths – Hand In Glove est un essai sur l’art de cultiver sa différence, l’art de se créer un univers, un personnage, un monde unique qui deviendra universel. Sur l’importance d’être un groupe, d’être convaincu de son talent, envers et contre tout, envers et contre tous. C’est un livre manifeste. Comme cette chanson de The Smiths. Comme toutes les chansons de The Smiths.