Deux ans après le remarquable Occult Architecture, diptyque aussi fascinant que bizarrement clivant, Sanae Yamada et Ripley Johnson, les deux cerveaux de Moon Duo, reviennent aujourd’hui avec Stars Are the Light, un sixième album très réussi qui, tout en faisant tourner les boules à facettes d’une disco universelle largement fantasmée, élargit spectaculairement le champ du nouveau rock psychédélique que le duo façonne patiemment depuis 2010. Pour cela, Moon Duo a choisi de prendre un surprenant virage électro-pop, délaissant d’un coup les références appuyées à Suicide et Spacemen 3 pour mieux se rapprocher de sonorités discoïdes qui tranchent singulièrement avec tout ce que le groupe a pu produire jusque-là.
En 2017, les deux volumes du remarquable Occult Architecture avaient permis à ce duo devenu trio (depuis l’arrivée du batteur John Jeffrey) d’aller au bout de son idée dans le vaste projet de rock psychédélique, moderne et très conceptuel, qu’il s’applique à façonner depuis le début de la décennie. Mal compris à l’époque, cet étonnant diptyque apparaît aujourd’hui comme l’un des sommets du nouveau rock psychédélique américain. Avec Stars Are the Light, la donne est différente, puisque Sanae Yamada et Ripley Johnson, les deux piliers de Moon Duo, ont choisi de flirter avec la synth pop des années quatre-vingt, tout en titillant le fantasme d’une disco mondialisée, dont eux-mêmes ne sont pas certains de vraiment connaître les contours. Très réussi, le résultat est une fascinante rêverie électro, toujours insaisissable, mutante et, in fine, terriblement psychédélique. De passage au Petit Bain, le 5 novembre dernier, où leur excellent concert était accompagné d’un stupéfiant light show à base d’immenses ombres chinoises et de projections multicolores, Sanae Yamada et Ripley Johnson expliquent les raisons de ce virage courageux qu’ils définissent comme “disco”.
Stars Are the Light marque une sorte de rupture dans votre discographie. La prédominance des sonorités électroniques et l’arrivée soudaine de rythmes disco tranchent assez nettement avec le son habituel de Moon Duo. Une explication ?
Sanae Yamada : Nous avions besoin de changement. Pour nous, il était clair que nos deux albums Occult Architecture avaient, en quelque sorte, achevé un premier cycle. Or nous ne voulions pas nous sentir obligés de reprendre systématiquement la même formule. Je crois que, comme tout le monde, nous avons besoin d’évoluer, de changer, de temps en temps.
Quel regard posez-vous, aujourd’hui, sur les deux volumes d’Occult Architecture ?
Ripley Johnson : Je les ai réécoutés récemment, car nous cherchions des titres pourraient se mêler à notre nouveau répertoire et je dois dire que j’ai été plutôt agréablement surpris. Le premier disque avait été mixé à Berlin, au début du printemps ; c’était le versant noir de ce projet. Le second était censé être plus lumineux et avait été mixé pendant l’été, à Portland. Or, pour moi, ce second disque était déjà une première approche de notre nouveau son. La production est plus lumineuse, le mixage plus aéré… En fait, on nous parle beaucoup des synthétiseurs qu’on peut entendre sur Stars Are the Light, mais il y en avait déjà sur nos disques précédents. Seulement, ils s’entendaient moins, car les sons de guitare, qui sont très denses et épais, prenaient toute la place dans le mixage. Aujourd’hui, c’est l’inverse : les guitares sont toujours présentes, mais au second plan, derrière les synthés.
Sanae, en 2018, vous avez sorti un excellent album solo sous le nom de Vive La Void. Le disque était plutôt dominé par des sonorités électroniques très vintage, et évoquait même souvent l’esprit des B.O. de John Carpenter, mais il me semble qu’il y a un lien direct entre ce disque et Stars Are the Light…
S. Y. : Oui, je pense aussi. En fait, quand nous avons lancé Moon Duo, cela faisait longtemps que je n’avais pas joué de clavier ou de piano, donc mon jeu était volontairement minimaliste. Ensuite, avec le temps, j’ai pris plus d’assurance et j’ai commencé à élargir ma palette. Vive La Void est venu de mon goût pour les synthétiseurs, mais cela ne fait que quatre ans que j’en joue vraiment. En m’y attelant plus sérieusement, j’ai aussi exploré avec plus d’attention tout un pan de la musique électronique que je connaissais mal. Or je pense que cela s’entend sur les disques de Moon Duo, ainsi que sur celui de Vive La Void. On voit que je m’affirme de plus en plus au travers de ces sonorités.
Est-ce que vous utilisez de vieux synthétiseurs ?
S. Y. : Oui, j’en ai deux, mais j’utilise surtout le Prophet-6 de Dave Smith, qui est un vieux modèle que la marque a relancé récemment. C’est un instrument fantastique.
R. J. : En tout cas, je vous remercie d’évoquer l’album de Vive La Void, car j’adore ce disque et je pense qu’il a été déterminant dans le virage que nous avons pris ensuite, ensemble, avec Moon Duo. Il n’y a pas une seule guitare et tout repose sur les sons incroyables que Sanae réussit à créer avec ses synthétiseurs. Pour moi, ça a vraiment été un déclic. Cela m’a permis de comprendre qu’il s’agissait d’un outil que nous devions utiliser davantage avec Moon Duo.
Est-ce que votre façon de composer a changé au fil des albums ? Au départ, seul Ripley signait les chansons, maintenant vous êtes deux. Mais est-ce que votre méthode de travail a aussi changé ?
R. J. : Au début, notre son était beaucoup plus minimaliste, donc je commençais toujours par chercher un riff et un rythme. Je travaillais avec ma guitare et la boîte à rythme. Aujourd’hui, c’est plus nuancé et complexe. Je commence par chercher des enchaînements d’accords, un rythme, puis une ligne de basse…
S. Y. : On se repasse beaucoup les morceaux, pour que chacun y amène sa touche. C’est un peu comme une conversation, mais très équilibrée.
Vous travaillez séparément, donc ?
S. Y. : Non, nous commençons toujours par poser les bases rythmiques du morceau avec notre batteur. Pour cette étape, nous sommes toujours en studio. Mais, ensuite, nous travaillons les titres à la maison, séparément mais dans une forme de dialogue très fructueux. Par exemple, nous prenons un riff classique, qui serait un peu le squelette du morceau, et nous réfléchissons aux différentes textures de son que nous pourrions lui ajouter, afin de lui donner la chair qui lui manque pour prendre vie.
R. J. : Il faut bien voir que nos chansons restent en chantier jusqu’à ce que le mixage soit finalisé. Notre réflexion sur la forme et la tonalité des enregistrements reste constante. Pour moi, c’est comme de l’architecture. En fait, jusqu’au mixage, nous posons les bases, les fondations, et ce n’est qu’ensuite que le morceau prend véritablement forme. Au départ, il nous faut un bon rythme, un bon riff, une mélodie intéressante ; ça, c’est la base. Ensuite, le champ des possibles est tellement vaste que nous nous appuyons sur le dialogue pour faire les vrais choix. Donc nous nous passons les morceaux et chacun de nous y travaille individuellement, en y apportant ses propres suggestions, jusqu’à ce que le résultat nous convienne.
J’imagine que le travail doit être très différent avec Wooden Shjips…
R. J. : Oui, totalement. Déjà parce que nous ne vivons pas dans les mêmes villes et qu’il est donc plus compliqué de se réunir. Et ensuite parce nous fonctionnons de manière beaucoup plus classique. En gros, lorsque nous nous réunissons, nous répétons et, ensuite, nous allons en studio pour enregistrer. Ceci dit, depuis l’arrivée de John Jeffrey, notre batteur, Moon Duo fonctionne de plus en plus ainsi. Nous répétons beaucoup plus avant d’entrer en studio. Mais, pour nous, c’est vraiment au moment du mixage que tout se joue. C’est là que nous prenons chaque morceau et que nous essayons de comprendre sa vraie nature. A partir de là, il peut même changer radicalement. Pour nous, le mixage est le vrai moment créatif de la réalisation du disque.
Lorsque vous avez commencé à penser à ce nouvel album, Stars Are the Light, quelle était votre première idée ? Aviez-vous une intention ou des références précises en tête ?
S. Y. : Nous sortions tout juste d’Occult Architecture, deux disques qui nous avaient vraiment permis d’aller au bout de nos idées et du son que nous avions patiemment élaboré depuis nos débuts. Donc, pour nous, il était clair que nous devions essayer autre chose.
R. J. : Oui, pour tout vous dire, au départ, nous avions même réfléchi à l’idée d’enregistrer un disque de stoner disco. Nous pensions que le rock stoner était arrivé à un point où il pouvait être ramené à un stéréotype et qu’il était possible de confronter ce modèle à un autre genre très typé comme le disco, ou, au moins, l’idée que nous nous en faisons, car nous ne sommes pas vraiment des spécialistes de dance music et de musiques électroniques, en général.
Mais, je ne comprends pas, quel rapport entre le « stoner » et cet album ?
R. J. : Eh bien, déjà, c’est un disque plutôt « stoned » (« défoncé »)…
Ah oui, ça…
R. J. : De fait, je pense que l’état de défonce est un état propice à la création, car il permet de laisser venir les idées plus facilement et de moins se soucier des règles ou des codes d’un genre précis. Pour ce qui concerne le disco, il est clair que nous sommes loin d’être des spécialistes du genre, mais nous avons choisi de nous fier à l’idée que nous en avions. En fait, ce qui compte c’est surtout le fait d’essayer de proposer quelque chose d’original, et ce malgré toutes les lacunes que nous pouvons avoir dans notre connaissance de la dance music.
S. Y. : Il y a des disques passionnants dans le genre disco. Ceux de Donna Summer ou de Grace Jones, notamment. Grace Jones a enregistré des albums incroyables, mais qui reposent en grande partie sur sa très forte personnalité. Donc il était difficile de s’en inspirer.
Ce qui est intéressant avec Stars Are the Light, c’est que le disque n’est jamais clairement identifiable. Il ne correspond pas aux canons du disco, ni à ceux de l’electro-pop ; c’est un disque hybride et toujours insaisissable. Il me semble que c’est en cela qu’il demeure très psychédélique. Par exemple, The World and the Sun rappelle la pop des années quatre-vingt grâce au son très daté de son synthétiseur, mais, ensuite, le titre part dans une direction totalement différente.
R. J. : Oui, pour ce titre nous sommes partis du rythme du bongo, qui donnait l’impression d’être dans la jungle, puis nous y avons ajouté la ligne de basse qui se répète d’un bout à l’autre du morceau. Après, il fallait aussi ajouter un peu de légèreté… Plus globalement, nous voulions que ce disque puisse communiquer une certaine forme d’optimisme. A l’origine, le disco était quand même un genre qui était censé mettre les gens à l’aise. Quand ils sortaient en boite de nuit, les fans de disco étaient tous animés par l’envie d’oublier leurs soucis et de s’exprimer librement et en confiance, pendant quelques heures. De nos jours, le monde est tellement oppressant que nous avons ressenti le besoin de livrer une œuvre positive et rassurante. Le volume 2 d’Occult Architecture était déjà un disque plus léger. C’était le versant positif du premier volume qui, lui, était très sombre. Cette fois, nous voulions opter plus franchement pour la légèreté. Nous avons décidé de virer tous les sons brouillés et de vraiment laisser entrer le soleil. Après, je ne saurais vous dire si c’est pertinent ou réussi. Si ça se trouve, nous sommes même les seuls à entendre des références disco sur ce disque. Mais, en tout cas, c’était notre idée.
En gros, vous avez été plus influencés par les sonorités disco des disques de Giorgio Moroder que par celles des tubes dérivés de la soul américaine et du Philly sound.
R. J. : Oui et par le disco africain, le disco indien, etc. En fait, toutes ces musiques reprennent des éléments du son disco, mais proposent, finalement, quelque chose de très singulier. Et c’est ce que nous essayons de faire.
S. Y. : Il y a aussi un disque de disco brésilien que nous adorons. Le groupe s’appelle Azimüth. L’album a le même nom et date de 1975. Bon, en fait, c’est surtout du jazz progressif, mais avec des sonorités disco.
Eternal Shore repose sur des rythmes africains, non ?
R. J. : Oui, c’est surtout un rythme de jazz. Personne, dans le rock, n’utilise ce genre de rythme en 5/8. Mais John, notre batteur vient du jazz, donc…
Eye 2 Eye est probablement le titre qui se rapproche le plus du son originel de Moon Duo, mais, curieusement, il évoque aussi le rock mutant du XTRMNTR de Primal Scream, par certains aspects.
R. J. : Ah, je ne connais pas ce disque. On m’en a dit du bien, mais je ne crois pas l’avoir écouté.
Pour ce disque, vous avez travaillé avec Sonic Boom…
R. J. : Oui, d’ailleurs, il nous a beaucoup aidés au moment du mixage de Eye 2 Eye. Au départ, le morceau était couvert par un riff très lourd et assez typique du vieux son de Moon Duo. Malheureusement, la guitare fuzz prend tout de suite beaucoup de place dans un enregistrement. Elle a un son très épais qui ne laisse plus de place pour quoi que ce soit d’autre. Nous avons longuement réfléchi sur ce titre avec Pete (Kembe, alias Sonic Boom, ndlr) au moment du mixage, car nous ne savions pas comment nous en sortir…
S. Y. : En gros, nous cherchions un moyen de mieux exploiter les espaces négatifs dans cet enregistrement.
Les espaces négatifs ?
S. Y. : Oui, les silences… Nous voulions mieux les utiliser et notamment nous appuyer davantage sur eux pour construire le son. L’idée était de parvenir à mieux aérer les différentes couches de son, afin de créer quelque chose de plus léger.
Lorsque vous parlez de musique et d’enregistrement, vous donnez l’impression de beaucoup réfléchir en termes de volumes et d’espaces, un peu comme des architectes, en fait.
R. J. : Au moment du mixage, oui. Mais cela n’a pas toujours été aussi simple. Au début, nous ne maîtrisions absolument pas tous ces aspects. D’ailleurs, vous pouvez tout à fait lire notre discographie comme s’il s’agissait du journal de notre lent apprentissage des techniques du studio. Vraiment, nous étions complètement largués. Par exemple, je me souviens que lorsque nous avions présenté Killing Time, notre premier EP pour Sacred Bones, le boss du label nous avait dit : « C’est bien une démo ? Vous allez réenregistrer tout ça, n’est-ce pas ? » Et, quand nous lui avions dit que, non, c’était bien comme ça que nous vouions le sortir, il nous avait répondu : « Oh, OK, allons-y, dans ce cas ! » Bon, à l’époque, ce n’était pas un problème, car le label aimait aussi ce côté très brut. Mais, heureusement, nous avons fini par apprendre et mieux maîtriser les techniques d’enregistrement du studio. Et je pense que cela se voit vraiment sur les deux disques d’Occult Architecture. Sur le premier, les guitares sont encore très présentes et le son est plus épais. Mais, sur le second disque, c’est l’inverse, les guitares passent au second plan et l’ensemble paraît, très vite, plus aéré. Et c’est ce qui nous a permis d’en arriver au son de Stars Are the Light. Désormais, nos mixages sont plus équilibrés et tous les instruments peuvent y trouver leur place.
La plupart des mixages de vos albums sont réalisés en Europe. Avant, c’était à Berlin ; aujourd’hui, c’est au Portugal, où se trouve le studio de Sonic Boom… Est-ce que vous avez vraiment besoin de traverser l’Atlantique pour aborder vos enregistrements avec plus de recul ?
S. Y. : Ha ha, non, pour Berlin, c’était surtout lié à notre rencontre avec Jonas Verwijnen, qui a mixé la plupart de nos disques. Nous nous entendons très bien avec lui et il se trouve qu’il a son studio là-bas.
Vous avez vécu à Berlin ?
S. Y. : Non, nous n’y sommes jamais restés plus de deux mois. Nous y allions essentiellement pour nos mixages et voir des amis.
R. J. : Pour nous, il était important de pouvoir nouer une vraie relation avec Jonas, car nous savions qu’il comprenait notre musique. Or ce n’est pas si fréquent. Il y a tellement d’ingénieurs du son qui bossent sur des disques qui ne les intéressent pas. Et puis, disons que, compte tenu de nos lacunes techniques, c’était encore plus important.
Pour en revenir à Sonic Boom, j’imagine que vous deviez être fan de Spacemen 3…
S. Y. : Oui, absolument. En fait, nous avions déjà travaillé avec lui sur notre single de 2018 Jukebox Babe/No Fun, les reprises d’Alan Vega et des Stooges. Et tout s’était très bien passé entre nous. Donc, comme nous souhaitions travailler différemment sur ce nouvel album, nous nous sommes naturellement tournés vers lui.
Spacemen 3 est devenu une référence incontournable, ces dernières années. Lesquels de leurs disques vous ont spécialement marqués ?
S. Y. : Pour moi, c’était Playing With Fire.
R. J. : En ce qui me concerne, je me souviens avoir été très marqué par Taking Drugs to Make Music to Take Drugs To, à l’époque. Mais le morceau qui m’a le plus impressionné était Big City sur Recurring. C’est un titre un peu à part dans leur discographie, notamment parce que Kember et Pierce avaient enregistré chacun une face de l’album. Du coup, c’était presque plus un titre solo de Sonic Boom qu’un vrai titre de Spacemen 3. Mais, sinon, j’aime beaucoup le côté “rêverie mélancolique” de ce morceau. Le résultat est très proche de ce l’esprit de Stars Are the Light.
Avant de commencer à travailler dessus, quelle était l’idée qui vous semblait la plus importante pour ce projet ?
S. Y. : Pour moi, le plus important était de ne pas vraiment savoir ce qu’on allait faire. Je crois que cette absence de repères était capitale. Nous avions tellement l’habitude de savoir ce que nous allions faire avec chacun de nos disques que nous tenions surtout à ce que celui-ci puisse nous emmener ailleurs.
Moon Duo a atteint le cap des six albums, Wooden Shjips en a enregistré cinq ; les deux discographies sont bien établies, désormais. Ripley, est-ce que vous pensez garder le rock à guitares du côté de Wooden Shjips et développer des ambiances plus électroniques avec Moon Duo ?
R. J. : Oui, c’est possible. En même temps, chaque disque est toujours une forme de bilan d’un état d’esprit et d’une humeur à un moment précis. Pour cet album, nous avions envie de nous entourer de vibrations plus positives et légères, mais je suis bien incapable de prédire quel sera mon état d’esprit dans deux ans, lorsque nous enregistrerons notre prochain album.