Dilettante. Le mot est lâché. Comme un paradoxe, si on entend par là l’incapacité d’accomplir, par défaut de volonté ou de ténacité, le travail artistique jusqu’à son terme. Quatre albums – et même un peu plus – en cinq ans : Mo Troper n’est manifestement pas de ceux qui rechignent à l’effort. Généralement adepte de la basse fidélité, le musicien de Portland s’était même risqué pour son précédent album – Natural Beauty (2020) – à gommer quelques aspérités sonores et à peigner quelques-unes des mèches rebelles de ses chansons ébouriffées. Le résultat était en tout point remarquable – du Jellyfish en cure d’austérité budgétaire, pour résumer – mais était passé à peu près totalement inaperçu en plein printemps confiné. Déçu et sans doute un tantinet frustré, Troper s’en est retourné à ses premières passions bricolées. En Dilettante, donc, au sens le plus noble du terme, puisqu’il s’agit ici de vivre plusieurs vies pour composer plusieurs albums à la fois. S’engager dans l’impulsion du moment, accompagner en amateur la sensation isolée ou l’impression éphémère qui s’élèvent au rang d’expérience artistique. Et ce vingt-huit fois de suite. Vingt-huit, c’est bien le nombre de morceaux enregistrés à domicile en moins d’une semaine qui composent donc ce kaléidoscope musical touffu et fascinant.
Dans cette profusion musicale, l’humour et les guitares servent de fil directeur. Il y a du Guided By Voices – et pas qu’un peu – chez ce prestidigitateur de la saturation qui fait s’évanouir les stridences aussi vite qu’elles étaient apparues. Toutes les occasions sont bonnes ou presque pour saisir l’esprit de l’instant dans un format pop ultra condensé – deux minutes, pas davantage, pour la très grande majorité des titres : la recette d’un petit déjeuner réussi (Sugar And Cream), une déclaration d’amour à son perroquet (My Parrot) ou une invitation potache et instrumentale à la maculation complice (Cum On My Khakis). Au beau milieu de cette surabondance, on n’est jamais à l’abri de tomber sur une mélodie sublime (The Blood Donor In Me) ou un tube bruitiste quasi-parfait (Velvet Scholars Line). Mo Troper ravit, déconcerte, agace parfois aussi dans ce foisonnement à l’absence de maîtrise presque intellectualisée. L’air de ne pas y toucher, il choisit d’effleurer énormément. Pourtant, l’écriture est mûre, dépourvue des traces attendues d’éventuelles hésitations ou de remords. Indéniablement doté d’une solide érudition musicale, Troper se réclame des maîtres de la powerpop et cite Todd Rundgren ou Fountains Of Wayne en exemples. Il s’est aussi amusé à réenregistrer en début d’année l’intégralité de Revolver, 1965. Mais, de toute évidence audible, les références ne servent pas ici d’horizon ou de carburant à la quête de la perfection formelle. Les bribes éparpillées de cette histoire musicale sont balancées en vrac, au gré d’humeurs très subjectives. Quand ils retombent, le collage est libre, émancipé. Refusant de demeurer figé dans une posture spécifique, Troper s’expose, certes, au risque de la fragmentation. Il l’assume avec l’audace convaincante du Dilettante le plus admirable : celui qui sait combiner la légèreté et l’engagement.