Avant que tout cet immense chaos roule de ses mécaniques, on a certainement vécu ces gestes manqués, ces attentes inutiles, ces films jamais terminés – pour moi, c’est Barberousse de Kurosawa (1965) – les disques trop rapidement jugés ou encore les phrases interminablement relues de ce grand classique de la littérature qui nous résiste si bien. L’inachevé est pourtant cette limite désirable, aujourd’hui, qui nous fait nous remémorer, nous faire entreprendre ces petits pas en arrière dans la valse des souvenirs. Je ne pourrai jamais compléter mes œuvres complètes de Søren Kierkegaard, folie entamée au Gilbert Jeune, place Saint-Michel. Un lieu déjà fantôme. L’inachevé est comme un voyage, une recherche minutieuse de ce que nous avons manqué. C’est, en partie, le sujet du livre de David Grossman, La vie joue avec moi. Un sublime trio féminin guide cette oeuvre -Véra, Nina, Guili – trois générations de femmes partageant un secret terrible. La transmission c’est, aussi, donner aux personnes aimées, le pire. Grossman adore ses personnages ; son écriture est tour à tour noire de jais ou lumineuse. Famille fragile. C’est l’obsession qui traversait Jeff Tweedy à l’époque de l’album de Wilco, Summerteeth. La vie en éclatement des tournées se marie peu à la vie familiale naissante. Jeune père de famille, Tweedy observe passivement les liens se dissoudre. Il le chante d’ailleurs, fondant en larmes, sur She’s a Jar. « Fragile family tree », constat fait tout en douceur et désolation. La sève que produit ce sublime album de pop, où les mânes de Brian Wilson, des Zombies ou encore des Beatles s’entremêlent dans un tissu sonore inouï, rend encore ses effets des années après. Cette pop radieuse cache pourtant la trame d’un adieu. La fracture entre Tweedy et Jay Bennett – le double contrariant, le génie des consoles – se fait définitive. Summerteeth est une joie inachevée, ce dernier été avant que notre innocence ne soit foutue à la boue. C’est aussi la preuve magique de la sublimation de l’esprit humain. Jeff Tweedy connait ses pires angoisses, se sent plus seul que jamais et crée pourtant cet acte fou de joie, de bonheur insensé. Un adieu crépitant. C’est ce qu’avait voulu tourner Jacques Rozier, avec son Adieu Philippine (1962). Dernier été pour un jeune homme, Michel, rencontrant deux femmes. L’inachevé d’une situation amoureuse, les derniers sentiers estivaux traversées entre joie et tristesse et la guerre d’Algérie qui se profile. Magnifique film en noir et blanc, immortalisant la liberté et la passion – les ingrédients essentiels à notre vie.
L’inachevé – David Grossman, Wilco, Jacques Rozier
Collage sauvage et de mauvaise foi de l’actualité culturelle de la semaine