L’année dernière, PIAS rééditait un des classiques du catalogue du label anglais Wall Of Sound : Decksanddrumsandrockandroll de Propellerheads. L’album fêtait ses vingt ans et constituait l’un des rares long formats classiques du Big Beat au coté de la discographie de Prodigy, Fatboy Slim ou des Chemical Brothers. La structure belge n’a cependant rien prévu pour Darkdancer des Rythmes Digitales, sorti le 24 mai 1999, disque également estampillé Wall of Sound. Du haut de mes seize ans, Darkdancer fut un des premiers albums achetés au moment de sa sortie. Je me souviens encore de l’avoir survolé à une borne FNAC, celle située à deux pas de Montparnasse, rue de Rennes, quelques stations de métros de chez moi sur la ligne 4 pas encore prolongée jusqu’à Montrouge. Il me semble aussi me souvenir avoir pris Surrender des Chemical Brothers le même jour… Le clip génial de Hey Boy Hey Girl tournait en boucle sur M6 la nuit, une de mes meilleures sources pour découvrir les nouveautés à la fin des années 90. Je lisais aussi Trax à l’époque, j’ai encore en tête une partie du code couleur des chroniques (rouge cerise pour la techno, orange pour la house, vert émeraude pour la bass music, etc.) Si Surrender était chaudement recommandé, Darkdancer avait été accueilli avec beaucoup de circonspection par le magazine des musiques électroniques. Je dois pourtant confesser ne pas trouver le premier extraordinaire et continuer d’adorer le second. Darkdancer procure un plaisir simple et presque enfantin. Loin de s’user prématurément, y revenir offre autant une agréable expérience nostalgique qu’un bon disque de musique pop assumée et bien amenée. La carrière ultérieure de Stuart Price confirmera les appétences de l’intéressé pour les tubes et les hits en or massif, mais revenons en 1999. Le contexte n’est pas si propice pour le revival 80’s, véritable filigrane du second album des Rythmes Digitales. L’electroclash fait alors ses premières armes (Frank Sinatra de Miss Kittin & The Hacker sort en 1998) et n’a pas encore enflammé la presse avec ses groupes souvent oubliables signés sur des labels allemands (qui a envie de se souvenir de Sex In Dallas ?) La synth-pop indie (Cut Copy, Hot Chip, Ladytron, Midnight Juggernauts) n’a pas non plus encore conquis le cœur des futurs fluo kids qui traîneront aux concerts de la flèche d’or avec leur banane du Velvet. Bref Jacques LuCont (le pseudonyme francophile de Stuart Price) prêche un peu seul dans le désert avec un album assumant sans complexe le mauvais goût d’un enfant des années 80 (l’Anglais est né en 1977).
Dès la pochette à l’aérographe, réalisé par Philip Castle (auteur du visuel d’Orange Mécanique et de Nights Out de Metronomy, tiens tiens), le ton est donné : canette de pepsi bionique, cheveux rouge flashy, montre casio stylisé et Golf GTI nous convient à une fête quatre-vingt fantasmée et vue à travers des clips télévisés et de la réclame publicitaire. À n’en pas douter Stuart Price a été bercé par E.T., Rencontres du Troisième Type ou la NES. Lui bien avant la récupération actuelle faite par ma génération qui n’arrive (toujours) pas à se séparer de ses doudous, convoque ses souvenirs et en propose un syncrétisme rétrospectivement assez personnel. Loin d’être le monolithe annoncé, Darkdancer pioche sans distinction dans la joyeuse décennie mêlant dans un même élan hédonisme House, Synth Pop, Electro-Funk et toutes les déclinaisons entre ces genres. Miami Sound Machine tape le bœuf avec Human League pendant que Newcleus et Marshall Jefferson essaient de se mettre d’accord sur une ligne de basse sur le DX7 au fond du studio. Il sort même de la naphtaline des vieilles gloires certifiées de l’époque. L’auteur compositeur et interprète de l’inoubliable The Riddle, Nik Kershaw vient prêter sa voix à l’excellent single Sometimes. La pénultième chanson de l’album décline une pop synthétique romantique et dansante. Sur une assise rythmique robuste mais pas envahissante la voix intacte de Nik Kershaw nous plonge dans un rêve cotonneux. Après quelques réticences, Jacques LuCont arrive à convaincre la chanteuse américaine post-disco Shannon de poser sa voix sur Take a Little Time. La chanson est un hommage sincère et enthousiaste à la musique boogie qui fait fureur sur les dancefloors nord américains au milieu des années quatre-vingt. Entre Nu Shooz et Freeez produit par Arthur Baker, l’association d’une basse moogy et des claps de Linn donne immédiatement envie de danser. La bien nommée Music Makes You Lose Control est un autre temps fort de l’album, un de mes morceaux préférés depuis la première fois que j’ai mis l’album sur la platine. Très simple, la composition se distingue par la superposition de deux basses sur un motif rythmique très pêchu. Le sample de voix, piqué à une production de Jellybean Benitez de 1983 (Body Work de Hot Streak), virevolte en boucle et obsède. Les Rythmes Digitales amène cependant suffisamment de variations dans les arrangements (là un solo de trompette, ici quelques notes de synthés polyphoniques) pour maintenir l’intérêt et ciseler l’ensemble. Jacques LuCont utilise la même stratégie sur l’un des autres tubes, la mémorable et bien funky (Hey You) What’s That Sound. Stuart Price emprunte un fragment vocal au hit I Wish de Skee-Lo publié à l’été 1995. L’histoire est savoureuse: le rappeur de Chicago a lui même dérobé ces quelques lignes de textes à un classique de la contre-culture des années soixante (For What it’s Worth des merveilleux Buffalo Springfield). Le vidéoclip prolonge le délire quatre-vingt à fond les ballons. Esthétique VHS, look dément entre Billy Idol et Rick James, Jacques LuCont déambule dans les rues armé de son keytar pour propager bonne humeur et danse, deux maîtres-mots de Darkdancer. Jacques Your Body (Make Me Sweat) confirme. Hommage aux débuts de la house, le titre ne pastiche pour autant pas ses références. Il en propose une version originale et singulière qui ne brille certainement pas par sa finesse mais reste sacrément efficace. L’album souffre bien sûr de quelques longueurs, je n’ai jamais par exemple compris la présence du remix de From Disco To Disco de Whirlpool Productions. L’original se suffit à lui-même. Darkdancer se conclue sur Damaged People, contribution la plus sombre du disque. Des accords de synthétiseurs analogiques angoissants tintent avant qu’une rythmique pesante et lente ne surgisse des ténèbres. Dans mes souvenirs, le journaliste comparait cette chanson au précédent disque des Rythmes Digitales sorti trois ans plus tôt : Liberation. Effectivement, l’ambiance moins optimiste évoque les meilleures contributions du prédécesseur comme l’étonnante Scimitar. Je ne sais pas si le chroniqueur a depuis changé d’avis mais sa relative déception venait probablement de l’objectif très différent des deux albums. Darkdancer est en effet mieux produit, plus accessible, beaucoup plus pop, frontal et direct que Liberation. En revanche, à la lumière des vingt dernières années, le procès de produire un disque revival quatre-vingt ne tient pas tant que ça, tant d’autres l’ont fait après sans en avoir été inquiété par les autorités compétentes. Darkdancer embrasse la culture pop de l’époque fantasmée sans posture et avec de vraies qualités mélodiques. Il fut ainsi un jalon dans le cheminement de Stuart Price, du passage de l’underground vers le mainstream. L’album reste deux décennies plus tard un de mes disques de musique électronique préférés de l’époque, tout autant qu’un charmant disque de pop.