Ce n’est pas un hasard si le disque des Mercuriales commence par un tonitruant « LA MORT ! » éructé d’outre-tombe par la voix de Jacques Lacan : morts, nous le sommes déjà vivants. Pas seulement parce que ce qui nous a faits a disparu : décors de l’enfance, arrière-grands-parents qui nous tenaient sur leurs genoux au bord d’une table en formica dans une odeur de Clan ou d’Amsterdamer, mais aussi parce que la mort était déjà depuis longtemps au travail dans la sensibilité même du temps, celle de « l’homme sans immédiateté » qui est à jamais la nôtre, post-adolescents maladifs et fétichistes, fébriles et désorientés, et qu’on retrouve encore dans la voix tremblante de Maurice Ronet qui succède à celle de Lacan en ouverture de ce disque des Mercuriales donc, Les choses m’échappent.
À croire que le monde échappe toujours, peut-être que c’est le propre de toute vie, passé un certain temps : ne plus pouvoir adhérer franchement à sa réalité, qui glisse entre les doigts sans qu’on puisse l’attraper ou s’y reconnaître. « Je ne peux pas toucher les choses » : les mots du Feu Follet résonnent ici comme une déclaration d’intention. On pourrait presque penser qu’il n’y aurait plus rien à dire après ça, c’est-à-dire plus rien à chanter. Que faire quand on arrive après le baisser de rideau ? Les dandys fatigués ont plié bagage. John Cale a remisé son costume crème, et les fantômes de Procol Harum ont vidé les derniers verres de cognac dans le Grand Hôtel au bord du lac Léman, il y a des siècles. Plus de pêches flambées, de viandes rares, de sole de Douvres. Sur la plage d’Ostende battue par les vents, complètement déserte, Marvin Gaye a fait son dernier jogging. Même Christophe est parti : ce jour-là, il n’avait pas mis de veste. À quoi bon ajouter du bruit au bruit, des mots aux mots ? D’où ce rock étrangement dissocié (détachement du discours contre brûlure instrumentale) qui est comme un long silence habité d’arrière-pensées, de remords, de frustrations ressassées, de souvenirs amers ou doux, de temps perdu : l’idée de groupe a peut-être vécu (« Sait-on jamais comment se délite une bande ? » interroge le chanteur dans Les Silhouettes), mais c’est encore la seule façon de tenir, en se serrant les coudes et en recréant une chaleur artificielle faite d’électricité et de syncopes, au fond d’une cave : le rock. Soit du bruit avec des mots dessus, et du silence autour. Aussi bien le bruit blanc est encore du silence, un silence crié. Et quoi qu’il ait à dire, Jean-Pierre Montal n’est pas là pour épiloguer : d’où Les Silhouettes, par exemple, comme du Simenon passé par le tamis de Coney Island Baby. On évoque, comme on passe, et la musique fait le reste.
Récemment est paru un petit livre* qui imagine Lacan assistant à un concert des Cramps. On peut difficilement imaginer choses plus éloignées : le corps exhibé et suant face au nœud papillon dans sa fumée de cigare opaque, le cri versus le verbe, la transe contre l’intellect froid. Le premier disait « le réel c’est quand on se cogne », les seconds répondent : le rock, c’est quand on se brûle. Match nul. Le rock, c’est ce qui se passe pendant, tandis que la pensée, ou la littérature (c’est la même chose) arrive toujours après. C’est de l’ordre du constat : on ne peut pas être à la fois dedans et dehors, souffrant et détaché. D’où cette anomalie : l’écrivain rocker (ou le rocker écrivain), ce quasi oxymore. Il est celui qui ne choisit pas, voudrait pouvoir assumer le dehors et le dedans. On connaît les précédents, et les rares réussites (Hedayat, Yves Simon, Houellebecq). N’attendez donc pas des Mercuriales qu’ils se roulent dans la sciure et avalent leur micro façon Lux Interior (on a sa dignité), mais n’attendez pas non plus qu’ils emboîtent le pas du célèbre psychanalyste et délivrent ex cathedra des imprécations d’apocalypse. D’autres s’en sont déjà chargés, ce n’est plus le lieu, ni l’heure. Et puis à quoi ça rimerait, la cinquantaine venue, de donner dans le déclamatoire fiévreux ? Laissons cela à Feu! Chatterton. Il se passe du temps, donc, avant que Montal lui-même prenne le micro, après avoir beaucoup écrit (lisez ses livres, en commençant par le début : Les années Foch, Les leçons du Vertige, Nous autres), pour qu’on entende sa voix, comme s’il fallait préparer le terrain, ménager son entrée. Et pour dire quoi, sans redondance, sans effet de manche trop appuyé (l’écrivain qu’il est déteste ça) ? Qui ne soit pas trop malin, mais ne se défile pas non plus ? Tu fais un disque, alors tu vas parler, cracher le morceau : le monde n’est pas aimable mais on joue sa partie, c’est maintenant que ça se passe, après tout on peut très bien mourir demain, bêtement, en traversant la rue.
Les choses m’échappent commence donc ainsi : long talk-over avec ressac de guitares chauffées à blanc, qui n’est pas sans rappeler l’excellent Endless Art de A House, ces one-hit wonder irlandais du début des nineties. Sauf que le monde a changé : Endless Art célébrait la pérennité des choses en dressant la litanie des illustres disparus dont les œuvres restent, solides comme le marbre (« all dead, yet still alive ») ; chez Les Mercuriales on se cogne au réel, et la litanie des grands noms devient celle des petites fonctions, des identités flottantes qui n’existent que le temps d’être crachées avant de retourner au néant : « community manager, influenceuse, quinquagénaire en baskets, bistronomiste, parents de haut potentiel, professeur de zumba, indignés sur Insta… », énumère Montal dans Les choses m’échappent, comme autant de cibles en carton qu’il sera toujours temps de dégommer plus tard (Je pratique le tir). Pas d’amertume pour autant, simplement le constat d’un décentrage, comique malgré soi, qui fait qu’on ne sait plus si on se détache du monde ou si c’est le monde qui nous abandonne, comme dans la scène fameuse de Top Secret où ce n’est pas le train qui quitte la gare, mais la gare qui quitte le train. Ou comme Maurice Ronet (encore lui) quand il ouvre la porte face au mari trompé dans La femme infidèle et lâche, incrédule : « Oh là là ». Ce seront presque ses derniers mots, mais quoi dire d’autre ? Tout serait déplacé. Quoi qu’il en soit, on parle toujours trop. L’écrivain-chanteur le sait bien, préfère donc en faire le moins possible et, pardon pour le cliché, « laisser parler la musique ». Comme disait Barry White : let the music play. D’où, chez Les Mercuriales, ces longs intervalles instrumentaux, saxos qui expirent comme un vieux pneu, flûtes qui planent au-dessus des remous de guitare électrique, claviers qui serpentent… L’écrivain est celui qui se méfie des mots, le chanteur peut-être encore plus, car il ne s’agit pas tant cette fois de dire quelque chose que de laisser la place au reste, qui s’exprime entre les lignes, entre les notes. Ainsi du personnage de 25 bis rue Jenner, l’une des meilleures nouvelles de Montal : « De toute façon, il avait envie d’échapper à ses amis dont les conversations ressemblaient à des lectures à voix haute du guide Michelin. Ils employaient même le mot « saveur » sans hésitation visible ». Cette méfiance du langage est peut-être une pudeur ; elle traduit surtout l’effroi d’un monde au bord de basculer définitivement dans l’ironie. Or l’ironie dans le rock – cette école du premier degré – est délicate à manier : si elle n’est pas le masque élégant d’une sincérité déchirée, elle n’est plus rien, et on ne vous le pardonnera pas. Ça tombe bien, Les Mercuriales sont de cette école de la sincérité déchirée, celle de Lou Reed ou de David Berman (à qui Montal dédiait l’un de ses livres) : mettons les choses à bonne distance pour ne pas trop en souffrir, la musique s’occupe du reste. Les Mercuriales inventent ainsi le rock du reflux, quand on a assez vécu pour ne plus avoir de certitudes, mais qu’il reste encore assez de temps devant soi pour ne pas avoir renoncé à quelques illusions, même si elles ne sont qu’un reflet de soleil sur un cendrier froid, au lendemain d’une fête. Ou encore : quand la vie se retire comme une vague, que les mots tracés sur le sable sont recouverts, qu’il ne reste que le rythme du ressac, quelques regrets inévitables, et l’apaisement qui vient quand on a décidé de ne plus courir après les choses qui continueront, comme toujours, de nous échapper.
Les choses m’échappent par Les Mercuriales est sorti sur le label Hellzapoppin.
*Lacan écoute les Cramps & autres pulsions parallèles, par László, Éditions de la Variation, 2023.