Il y a quelque chose de frappant lorsqu’on fait retour sur la musique électronique des années 1990, celle des labels Mille Plateaux, Mego, Scape ou encore Raster-Noton : une forme d’optimisme moderniste, d’élan avant-gardiste, qui résonne aujourd’hui d’une manière résolument mélancolique. Un peu comme les pochettes à partir d’héliophores de la collection Prospective XXIe siècle du label Philips, ou encore ces vielles photos de studios de recherche comme ceux de la WDR ou du GRM, qui témoignent d’un progressisme radical ouvrant sur une forme paradoxale de nostalgie. Méditer sur les futures perdus, sur une utopie au statut spectral, tel pourrait en effet être la signification fondamentale du rétrofuturisme si présent lorsqu’on se penche sur les musiques électroniques de cet âge d’or post-rave. Les critiques et théoriciens Simon Reynolds et Mark Fisher ont mobilisé la notion d’Hantologie pour décrire la manière dont la persistance d’éléments issus du passé au sein d’un matériau musical présent peut constituer une esthétique du croisement des époques (avec des artistes aussi divers que The Caretaker, Boards of Canada, Burial ou le label Ghost Box par exemple). Sans forcément vouloir plaquer arbitrairement cette esthétique sur une autre, force est de constater qu’une sensibilité se dégage de certaines productions de cette période, qui correspond avec le recul à un fantasme du futur qui perdurerait malgré sa crise. Et c’est précisément que trois rééditions récentes permettent de saisir : Init ding et _snd de Microstoria, Plux Quba de Nuno Canavarro et Open Close Open de Robert Lippok, qui constituent autant d’œuvres emblématiques de cette séquence et de cette scène archétypales de l’utopie expérimentale.
Microstoria, Init Ding + _snd (Thrill Jockey)
Dans un laps de temps très resserré, on doit en effet au duo Microstoria, composé de Jan St. Werner (Mouse on Mars) et de Markus Popp (OVAL), plusieurs interventions décisives qui ont participé à la constitution du genre glitch/bug, qui a marqué la computer music au mitan des années 1990. La réédition de deux disques fondateurs, Init Ding (1995) et _snd (1996) permet rétrospectivement de prendre la mesure de l’importance de cette esthétique de la perturbation et de l’accident numérique. Nous sommes en 1995, Markus Popp/Oval est déjà auteur de Systemisch (1994), disque majeur qui pose les bases d’un genre qui polarisera en quelque sorte une grande partie de la production électronique mid-90’s. Mouse on Mars, ont de leur côté, avec Vulvaland (1994) et Iaora Tahiti (1995), défini quelques jalons importants au sein d’un parcours entièrement dédié à la recherche de sonorités post-kraut et post-techno. Aussi, Init Ding et _snd vont rapidement fixer un certain cap concernant tout un pan des musiques électroniques post-dancefloor. Là où les compilations Artificial Inteligence de Warp semblent défendre une ligne néo-ambient et proto-IDM, les disques de Microstoria assument un parti-pris plus radical : synthèse granulaire, enveloppes chirurgicales, fusion des nappes texturées et des sonorités percussives. On pense ici à ce qui au même moment s’expérimente du côté de Monolake, Scanner, Frank Bretschneider ou encore Ryoji Ikeda. Le musicien et théoricien Kim Cascone évoque dans un texte célèbre, The aestheic of Failure, ce continent « post-digital » au croisement du bruitisme laptop, de la micro-electronica et de l’Extreme Computer Music : des titres comme Zuhaus ou Feld 1 illustrent cette esthétique de manière particulièrement frappante. Et surtout contribuent à imposer Init Ding et _snd comme deux moments décisifs au sein de la genèse et du développement d’un genre.
Nuno Canavarro, Plux Quba (Drag City)
La redécouverte de Plux Quba (1988) du musicien expérimental portugais Nuno Canavarro permet à cet égard de prendre la mesure d’un autre continuum, plus souterrain et puisant plutôt ses sources du côté des musiques industrielles et free/avant-garde. Parallèlement à l’explosion acid-house, et ses dépassements ambient/IDM, c’est en effet du côté des scènes expérimentales et électro-acoustiques qu’un certain nombre d’entreprises ont pu contribuer à l’émergence de la Laptop Music. Disque fondateur et disposant d’une aura quasi-mythique auprès d’une internationale arty, d’abord édité sur le label portugais Ama Romanta, puis redécouvert et réédité par Jim O’Rourke sur son label Moikai à la fin des années 90, Plux Quba est disponible depuis peu chez Drag City. L’impact du disque sur la scène Glicth/IDM, et électronique radicale plus globalement, a été important : de Frank Dommert à Christoph Heemann, en passant par Jan St Werner justement, il sont quelques-un.es à tenir l’œuvre de Nuno Canavarro pour décisive. Il suffit d’écouter des titres comme Alsee ou Wolfie pour se rendre à l’évidence : sampling microsopique, montage et collage de sons en direction d’une abstract electronic littéralement inouïe pour l’époque. Comme si Roland Kayn préfigurait les compilations Clicks & Cuts.
Robert Lippok, Open Close Open (Morr Music)
C’est enfin le fameux Open Close Open (2001) de Robert Lippok qui a droit à une ressortie chez Morr Music. Classique du catalogue du label Raster-Noton, le disque de l’ancien membre de To Rococo Rot, se révèle être une pierre angulaire des musiques électroniques du tournant des années 1990/2000. Open, qui ouvre le disque, s’impose avec l’évidence du minimalisme et de la manière dont les traitements de la matière sonore opère. C’est ici l’ambient qui constitue l’un des modèles majeurs. Un ambient qui croiserait l’économie sophistiquée d’un Morton Feldman et les dispositifs formalistes de l’art conceptuel (Lippok est une figure importante de la scène artistique contemporaine berlinoise). Un disque qui constitue l’un des points hauts du son minimal allemand, aux côtés par exemple des expérimentations abstract dub de Pole ou de la micro-house des labels Kompakt, Playhouse ou Trapez.