Laurie Styvers, Gemini Girl – The Complete Hush Recordings (High Moon)

laurie styvers gemini GirlComme souvent, cette histoire presque banale semble rétrospectivement s’être jouée sur des détails. Ces jeux infimes de circonstances qui finissent, à terme, par creuser les fossés qui séparent la reconnaissance, publique ou critique, des bacs à solde et de l’oubli. C’est de ce quasi-néant qu’on a fini par exhumer ces deux-là – Spilt Milk, 1972 et Colorado Kid, 1973. Ils y végétaient injustement depuis un demi-siècle dans l’attente d’une réédition bienvenue qui permet, à la fois, de réapprécier leurs mérites et de mesurer la cruauté de la première sentence qui, à chaud, les a condamnés à végéter cinquante ans au purgatoire. Pour Laurie Styvers, le point de bascule peut être daté avec un précision impitoyable : ces quelques soirs de novembre 1971 pendant lesquels, afin de promouvoir la sortie imminente de son premier Lp, elle se produit sur la scène du Troubadour en première partie d’Emitt Rhodes. Six soirées pour s’exposer aux décrets des initiés dans le cœur battant de la scène californienne. Une catastrophe ? Même pas. Simplement une réception mitigée, quelques chroniques en demi-teinte, une poignée de recensions qui oscillent entre encouragements mollassons et réserves timides. Il n’en faut pas plus, dans une époque et en un lieu où les opportunités d’enthousiasme et les révélations se succèdent trop rapidement pour compromettre une carrière qui s’achève ainsi avant d’avoir véritablement commencé. Mort-nés, les albums publiés coup sur coup les deux années qui suivent rencontrent le même désintérêt froid. Styvers en tire ses propres conclusions en renonçant, peu après, à toute perspective professionnelle dans l’industrie musicale. Dès 1973, elle s’installe au Texas, non loin de chez ses parents, pour ouvrir un refuge pour animaux. Elle y consacrera l’essentiel de son temps et de son énergie jusqu’à sa mort en 1998, des suites d’une hépatite.

Comme souvent dans ces cas-là, l’histoire avait plutôt bien commencé. Née en 1951 à Houston, Laurette Stivers grandit au fil du périple professionnel de son père, ingénieur pour Exxon. L’Allemagne débord, la Suisse ensuite, au début des années 1960. Et puis Londres, où la famille finit par s’installer à l’été 1966. Dans son lycée select où sont scolarisés les rejetons des cadres expatriés, Laurie capte avec une fascination de plus en plus passionnée un peu de l’effervescence musicale ambiante. C’est dans ce contexte scolaire qu’elle s’initie à l’écriture et à la composition et qu’elle se produit pour les premières fois en public, pour les spectacles de fin d’année. Sur les rares photos d’époque, elle ressemble un peu au personnage féminin de Utopia Avenue de David Mitchell. Comme elle, elle explore Londres, hume l’air du temps et noue quelques amitiés au fil des rencontres.

Avec les interprètes de Hair au Shaftesbury Theatre dans les dernières semaines de 1968. Sa vocation s’affermit peu à peu et elle répond à une petite annonce du Melody Maker. John McBurnie et Keith Trowsdale ont récemment créé leur groupe – Justine – et ils recherchent une chanteuse. Laurie est embauchée et, à l’instar de Roger McGuinn et de sa bande, troque le « i » de son patronyme pour un « y » bien plus cool. En compagnie de Justine, Styvers perce timidement sur la scène londonienne hyper-compétitive. Et s’initie aussi à l’hédonisme communautaire de l’époque –  » Spent the day with MDA in a field by the pawn  » l’entend-on chanter sur Beat The Reaper, ce fragment d’un journal intime qui ouvre son premier album solo. L’aventure collective est éphémère. Et lorsque le groupe publie son premier et unique album en 1970, elle est déjà repartie pour entamer ses études universitaires aux États-Unis.

Les années décisives qui vont suivre, et dont la trame essentielle est aujourd’hui restituée sur Gemini Girl se déroulent ainsi entre les deux continents. Les oscillations se succèdent : entre la fac et la musique, entre Londres et le Colorado. Par l’entremise de son ami – parfois petit – et collaborateur Hugh Murphy, Styvers a été repérée par Shel Talmy, cet autre Américain anglophile. Ses succès avec The Who ou The Kinks sont déjà de l’histoire ancienne lorsqu’il fonde le label Hush. Murphy a été son assistant et il décide de signer la chanteuse et de confier la mise en son de ses chansons à des musiciens de studio londoniens suffisamment compétents et expérimentés pour les mettre en valeur. Certains d’entre eux sont passés par The Herd, le premier groupe de Peter Frampton. Enregistré au cours de plusieurs sessions tout au long de 1971, Spilt Milk porte les marques de cette double appartenance transatlantique. Les compositions intimistes et mélancoliques de Styvers sont indéniablement de leur temps : celui où, sous l’influence perceptible et assumée de Joni Mitchell, les chansons sont d’abord conçues comme l’expression singulière des états d’âme et des confessions de leur autrice. Pourtant, cette écriture directement issue de l’école californienne est ici plongée dans un bain musical et des arrangements plus ambitieux, sublimés par les musiciens londoniens. La voix et les mélodies rappellent souvent Laura Nyro ou Judee Sill alors que les cordes et les cuivres baroques convoquent d’autres références, plus pop et plus britanniques, à l’instar du piano bastringue de Pigeons, bringuebalant comme du McCartney ou de Eat Your Cornflakes, chronique domestique teinté d’un réalisme romantique de Kitchen sink drama. Mais ce qui frappe avant tout, outre la qualité d’ensemble de ces chansons, ce sont les talents d’interprète de Styvers. La très jeune femme chante droit, sans le moindre effet vibratile et superflu, exprimant sans fioriture ce qui lui tient légitimement à cœur. Il y a un peu – beaucoup par moment – de Karen Carpenter – le sous-texte tragique en moins – dans ces intonations faussement légères, ces pistes vocales souvent doublées en harmonie, et cette conviction incarnée dans les moindres nuances que tout se joue sur chaque note, de manière vitale et pourtant sans chichi.

On retrouve toutes ces qualités, et un peu plus, sur le second et ultime épisode. En dépit d’un contrat de distribution signé avec Mo Ostin et Warner pour les USA et de quelques passages radio pour Beat The Reaper, l’insuccès de Spilt Milk est incontestable. Styvers est donc retourné poursuivre ses études supérieures du côté de Denver. Elle y fréquente quelques musiciens locaux et conçoit avec eux les premières versions de la plupart des morceaux de Colorado Kid. C’est pourtant à Londres qu’elle retourne les enregistrer avec une équipe en partie inchangée – Tom Parker au piano, le bassiste Gary Taylor et le batteur Andrew Steele. Si les claviers demeurent omniprésents, les tonalités se font souvent plus soul – jazz, même parfois. Entre-temps, Styvers semble avoir passé de nombreuses heures à s’imprégner des œuvres de Carole King en général et de Tapestry, 1971 en particulier. Seconde réussite majeure et second flop : plus personne, pas même la principale intéressée, ne fait semblant d’y croire. Lorsque l’album bénéficie d’une sortie internationale au printemps 1973, la promotion est inexistante et Laurie Styvers a définitivement abandonné la partie. Cinquante ans plus tard, la réhabilitation de cette discographie aussi brève que méconnue nourrit tout autant d’émerveillements que de regrets.


Gemini Girl – The Complete Hush Recordings par Laurie Styvers est sorti chez High Moon.

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