Quel est le point commun entre Pulp, Pere Ubu, The Chills, Teenage Fanclub, Vanishing Twin, Jane Weaver, The Pastels, The Lemonheads et Marina Allen ? Au-delà de leurs discographies impeccables, tous ont été signés par Fire Records. Voué à disparaître au début des 00’s, le label a connu un second souffle avec l’arrivée de son nouveau directeur, James Nicholls. Ces deux dernières décennies, il a prouvé que l’on pouvait être ambitieux, farouchement indépendant et financièrement viable en maintenant une grande exigence artistique. Les disques de pop indé se sont faits plus rares, laissant leur place au psychédélisme de Bardo Pond ou aux expérimentations de Josephine Foster. Nicholls, en bon passionné, a créé en parallèle un label de rééditions, un label post punk, et une division films. Curieux de connaître ce qui l’anime et de percer les mystères de la gestion impeccable du label, nous l’avons rencontré à Londres dans le quartier de Dalston. Il nous a accueilli dans les locaux flambants neufs de Fire, où se trouvent une mini boutique, un flipper, un immense canapé, une télé pour jouer aux jeux vidéo. Cliché nineties mais aussi rêve d’ado à ciel ouvert. A l’opposé de cette apparente coolitude, Nicholls se dévoilera pendant près d’une heure en travailleur acharné, la tête bien sur les épaules, déterminé et avec une vision bien arrêtée sur le futur. Il n’a pas pour autant perdu un aspect humain, soucieux de son équipe et de ses artistes. On se demande même s’il ne se pince pas tous les matins devant sa glace en se demandant s’il ne vit pas un rêve. C’est sans doute à ça que tient la recette du succès de Fire Records : de véritables passionnés qui bossent dur sans se prendre la tête, tous unis pour la même cause, sortir les meilleurs disques possible.
Pourrais-tu nous parler de tes premières passions musicales ?
James Nicholls : Ma première obsession a été R.E.M.. Principalement les albums de la période IRS. Ça explique sans doute beaucoup de choses sur mon rapport à la musique. Il serait facile de te citer d’autres groupes plus ésotériques ou expérimentaux que j’ai découverts depuis, mais à quatorze ans, je suis devenu accro à la scène de Boston. Principalement pour son approche mélodique mixée à une énergie brute. Come, Throwing Muses et The Lemonheads étaient mes groupes préférés. Ils le sont toujours. Surtout The Lemonheads. Je n’arrive toujours pas à croire que je les ai signés sur mon label. J’ai l’impression de vivre un rêve. Il y avait beaucoup de labels de qualité à l’époque. Certains comme Sub Pop ou Matador sont devenus énormes. Ils m’ont donné envie de me lancer dans l’aventure.
La musique britannique ne t’intéressait pas ?
James Nicholls : Beaucoup moins. Ici, c’était la folie britpop. Du haut de mes 14 ans, je ne m’y retrouvais pas. Oasis, Blur et consorts ne me parlaient pas. Sans doute à cause de la culture “lad” qui est venue avec. Tu ne pouvais pas aller dans un pub sans entendre des mecs bourrés chanter leurs chansons à tue-tête. Il n’y avait pas beaucoup de femmes membres de cette scène. Je préférais aller voir Royal Trux en concert. J’étais plus excité par le côté mystique et varié de la scène américaine. Elle me paraissait plus ouverte et culturellement plus excitante.
Tes goûts musicaux devaient être considérés comme étranges à l’époque.
James Nicholls : On me prenait pour un mec un peu bizarre. Seuls deux ou trois amis écoutaient la même chose que moi. Nous allions voir des concerts ensemble. Mes lubies m’ont fait passer à côté de nombreux groupes anglais que j’ai découverts depuis. Mes goûts ont évolué. Ça se ressent sur le catalogue Fire, j’ai signé Jane Weaver ou Lucy Gooch ou réédité les TV Personalities ou The Jazz Butcher. Après quatre années de travail acharné, nous avons enfin sorti ce super film sur The Nightingales, un groupe plutôt obscur mais qui me passionne. Beaucoup de fans de The Fall en sont devenus dingues.
Clive Solomon, l’ex-boss de Fire, avait perdu la foi dans l’industrie du disque. Pour cette raison, le label a failli cesser d’exister il y a une bonne vingtaine d’années. Qu’est ce qui t’a donné la tienne ?
James Nicholls : J’ai repris Fire en 2002, une période horrible pour l’industrie du disque. Le label avait déjà des références, mais il était dormant. J’ai eu la chance de pouvoir le faire revivre à ma façon à partir de bases nouvelles. Il n’y avait plus de personnel ni d’infrastructure, juste un contrat de distribution. Ça m’a facilité la vie car j’ai pu commencer petit et développer à mon rythme. J’ai travaillé dur pour me faire une réputation et développer des contacts. Clive est un type génial, mais il a tout fait foirer. Il avait un catalogue exceptionnel avec Pulp, Spacemen 3, les Television Personalities et tant d’autres. Non seulement il n’avait pas conscience de leurs qualités, mais il ne savait surtout pas comment les garder sur Fire. Il se focalisait uniquement sur le business, pas sur l’artistique. Trouver le bon équilibre est compliqué. Les artistes ne sont pas des businessmen. Il faut savoir leur parler et répondre à leurs besoins si tu veux qu’ils te restent fidèles et que ta réputation soit bonne. Il n’y est pas parvenu. Je trouve ça profondément injuste pour lui car Clive est vraiment une personne géniale. Personne ne semble le savoir, mais il dirige le label avec moi. Il est en retrait, mais nous avons la même envie. Signer des artistes qui produisent une musique marginale et les aider à se développer artistiquement. La musique commerciale ne nous intéresse pas.
Comment as-tu rencontré Clive ?
James Nicholls : J’étais dans un groupe à l’époque. Nous avons reçu quelques offres de la part de labels. L’un d’entre eux était Fire. Ça m’a intrigué, car je n’avais pas l’impression que Fire était géré par un gang soudé. J’ai demandé à rencontrer Clive et nous avons beaucoup discuté. Je l’ai encouragé à redonner du dynamisme au label. Il ne voulait pas car il n’y croyait plus. J’avais une petite expérience car je possédais mon propre label, Day release. Nous avons sorti pas mal de bons disques, comme des side projects de Godspeed You! Black Emperor. C’était au moment de la vague post rock. Ironiquement, nos ventes étaient meilleures que celles de Fire à la même époque (rire). En parallèle, je travaillais pour une start-up de distribution digitale détenue par Sanctuary. Nous avons décidé de nous associer.
Tu sembles aimer les défis !
James Nicholls : C’était un gros pari, mais je connaissais les bases du business. Il n’y avait pas un euro en caisse. Au début nous étions deux pour faire le travail de cinq personnes. J’ai commencé par rassurer notre banque et notre comptable. Notre catalogue avait de la valeur mais nous ne l’exploitions pas. J’ai commencé à m’en occuper. Ensuite, nous avons tenté de signer des groupes qui avaient leur place sur le catalogue. Des artistes qui reflétaient mes goûts et ceux de Clive. Des trucs un peu tordus (rire). Dave Cloud & the Gospel Of Power était l’un d’entre eux. Dave est malheureusement mort, mais c’était un groupe garage exceptionnel qui comprenait des membres de Lambchop. On aurait dit un mélange entre Guided By Voices et Daniel Johnston. Ce type était un Maverick. Financièrement, ça n’a pas été une réussite, mais je suis fier de les avoir signés (rire). Après une certaine période, j’ai réussi à faire quelque chose qui était important pour moi, employer des gens.
Comment décrirais-tu le Fire Records d’aujourd’hui par rapport à celui de Clive Solomon ?
James Nicholls : Il y a une sorte de continuité sur le côté arty de nos signatures, mais aussi sur une tendance rock pop psychédélique. En ce sens, Jane Weaver, Vanishing Twin ou Virginia Wing ont leur place dans notre catalogue. Mais la musique a tellement changé. Le Fire d’aujourd’hui signe des artistes plus complexes. On y retrouve encore quelques nouveautés Indie Pop, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse le plus car il y en a déjà beaucoup sur le marché. A tel point que les gens ne savent plus quoi écouter. Notre job est de filtrer et d’être curateur pour gagner la confiance des auditeurs. J’encourage tout le monde au bureau à me proposer des artistes à signer, même ceux qui ont déjà une carrière. Faten Kannan, une musicienne expérimentale de New-York, n’avait que 200 followers sur Spotify et deux albums derrière elle. Nous avons insisté longuement pour qu’elle nous rejoigne. J’étais persuadé que l’on pouvait lui apporter quelque chose en plus. Elle refusait sans cesse. Notre force promotionnelle et la liberté que nous lui offrions ont fini par la convaincre. N’ayant pas de directeur artistique, je prends le temps d’écouter les suggestions des collègues. C’est comme ça que nous avons signé Lucy Gooch. L’équipe est petite mais tout le monde est polyvalent. Je leur demande aussi leur avis. Il faut qu’ils aient envie de se donner à fond, qu’ils croient aux nouveaux projets. Nous n’avons pas le temps de passer des heures à découvrir de nouveaux talents. La sensation de tenir quelque chose d’exceptionnel doit être immédiate. C’est le meilleur des filtres.
Chose de plus en plus rare, Fire laisse le temps aux artistes de se développer et vous semblez leur laisser une grande liberté artistique.
James Nicholls : En quelque sorte. J’aime beaucoup le dernier Jane Weaver. Elle a fait évoluer son style vers quelque chose de plus pop, pourtant ses chansons gardent son empreinte. C’est exactement ce que j’aime avec les artistes. Il y a deux jours j’étais avec Lucy Gooch. Elle sentait qu’elle avait tout donné et qu’elle devait repartir de zéro avec une nouvelle approche. Je m’en suis réjoui. C’est la meilleure attitude à avoir. Elle a posé ses bases, maintenant elle va proposer quelque chose de neuf. Son talent lui permettra d’y arriver sans problème. Il y a également une grande différence entre les deux derniers Vanishing Twin. Nous avions peur au départ que leur musique soit devenue moins accessible. Ooki Gekkou ne possède pas l’immédiateté de The Age Of Immunology. Pourtant il s’est mieux vendu. C’est justifié, l’album est fantastique. On y découvre de nouvelles choses à chaque écoute.
Lorsque l’on passe du temps dans vos locaux, on sent que le staff est soudé et heureux d’être là. Quelle est ton approche par rapport au management ?
James Nicholls : Fire ne serait rien sans son équipe. C’est grâce à eux que nous rencontrons du succès. Mon intention était de créer un esprit de famille. Il a fallu du temps pour y arriver. Ce n’est pas simple car quand tu embauches quelqu’un de nouveau, tu ne sais pas comment il va s’intégrer. J’ai dû créer une atmosphère qui nous permettait de travailler dur en prenant du bon temps. Tu auras remarqué que les bureaux sont plutôt cools avec un flipper, des jeux vidéo, une jolie déco. Nos nouveaux bureaux ressemblent à l’idée que je me faisais d’une maison de disques dans les 90’s. Si notre équipe est bien dans sa peau, les groupes avec qui ils travaillent vont le sentir.
La concurrence avec les autres labels est-elle difficile ? Dans la conjoncture actuelle, signer un artiste est-il de plus en plus complexe ?
James Nicholls : Il faut garder en tête que les artistes peuvent s’autoproduire plus facilement que jamais. Des gens comme Kristin Hersh ont essayé de le faire. Mais c’est souvent compliqué. La preuve, elle est plus heureuse que jamais de travailler avec un label malgré ses mauvaises expériences avec 4AD et Sony (rire). J’ai mis plus de cinq années à la convaincre, mais je n’accepte pas que l’on me dise non (rire). Notre force est d’avoir des groupes qui peuvent nous recommander, mais surtout nous avons enfin de l’argent pour proposer des contrats corrects. Il y a quelques années, nous pouvions à peine fournir une petite avance. Beaucoup de petits labels proposeront une part plus grande sur les ventes, mais aucun n’aura notre force de promotion, de soutien, d’écoute ou de développement. Il a fallu du temps à Hater pour le comprendre. Ça sonne comme un pitch commercial, mais c’est la réalité. Nous avons toujours été ambitieux, ça a fini par payer. Récemment, nous avons pu offrir une belle campagne de promotion et une tournée US à Vanishing Twin sans nous poser de questions.
N’as-tu jamais été tenté par le management d’artistes ?
James Nicholls : Je manage Marina Allen. Elle découvre le métier. Elle ne connaissait rien à l’enregistrement d’un disque, elle n’avait jamais tourné. J’ai payé pour tout. Les billets d’avion, les hôtels, les visas etc. Je lui ai fait comprendre qu’elle comptait pour nous. C’est stratégiquement essentiel. Si tu montres que quelque chose est important aux artistes et au public, ils vont le considérer comme tel. Nous travaillons nos rééditions de la même façon. Nous avons soigné les rééditions de Trees pour les mettre en valeur. Du beau carton pour le coffret, un énorme livret. Ça nous a valu une grosse couverture médiatique alors que les bandes dormaient chez Sony depuis une éternité sans être exploitées. Je crois qu’inconsciemment je rattrape toutes ces années austères où nous n’avions pas un sou (rire).
A quel point le Brexit pèse-t-il sur le quotidien du label ?
James Nicholls : Nous nous attendions à pire que ça. Il a surtout affecté les concerts, mais je suis certain que d’ici un an, nous pourrons traverser les frontières plus facilement. Les frais postaux et les taxes ont augmenté, cela à une répercussion sur le prix des disques. Nous n’avons pas d’autres choix que de faire avec. C’est d’autant plus énervant que personne chez Fire ou parmi les concurrents que je connais ne voulait quitter l’Europe. J’ai du mal à supporter les labels qui s’en plaignent. Nous n’avons pas le choix, il faut faire avec et trouver des solutions. J’essaie de garder une attitude positive.
Es-tu limité par le nombre d’artistes qu’il t’est possible de signer ?
James Nicholls : Nous pourrions sortir plus de disques, mais nous sommes exigeants. Je suis fier de la qualité des disques qui sortent et je ne veux rien sortir de “passable”. Il faut qu’en 2023, nos sorties soient du niveau de Vanishing Twin ou de Jane Weaver. J’ai de gros espoirs pour les premiers albums de Marina Alen et de Lucy Gooch, même si ce sont des gens qui ne vendent presque pas aujourd’hui. Par contre nous proposons beaucoup de rééditions, notamment avec Earth, notre sous label. Notre objectif est de sortir un gros projet de coffret luxueux par an et cinq ou six rééditions plus classiques. Je pense que nous allons dépasser ce chiffre cette année. Il y déjà eu Pearls Before Swine, Sandy Denny et Trevor Lucas. D’autres vont suivre. Nous gérons aussi Call Of The Void, un label consacré au Post Punk. Nous sortons également des bandes originales de films, quelques surprises vont arriver.
Cela ne rend-t-il pas la gestion des sorties cauchemardesque d’avoir à diriger tous ces labels ?
James Nicholls : Je vois Fire comme deux labels en un. D’un côté, les nouveaux artistes contemporains, et de l’autre des artistes établis qui enregistrent de nouveaux albums. Et puis il y a les rééditions. J’ai toujours trouvé étrange que Domino ou Drag City sortent des rééditions sur leur propre label. Ça démontre pour moi un problème d’égo. Je préfère séparer les deux. Peut-être parce que je ne suis pas le fondateur de Fire Records. N’oublions pas la division pour les films.
Quels sont tes hobbies en dehors de la musique ?
James Nicholls : Je suis un passionné de hicking. Avec des amis, nous visitons des sites sacrés tout en faisant de la recherche historique. L’idée nous est venue d’en faire un fanzine. Nous pensions en vendre deux cent maximums. Nous atteignons presque les 7 000 ventes. Nous venons de signer un contrat pour un livre. Nous allons également faire un podcast. C’est en train de prendre des dimensions démesurées. Initialement nous le faisions pour évacuer le stress de nos jobs respectifs (rire).
Trouves-tu le temps de dormir ?
James Nicholls : Je suis marié à mon travail. Ma compagne est très compréhensive. Je passe tout de même beaucoup de temps avec mes enfants. Je vis un rêve, il m’aura fallu 20 ans pour y arriver.
Te vois-tu continuer encore longtemps dans cette profession ?
James Nicholls : Pour toujours. Rien d’autre ne m’intéresse. En partant, je veux transmettre ce bébé à quelqu’un de jeune.
Quelle est ta plus grosse fierté à ce jour ?
James Nicholls : D’avoir réussi à devenir un label indépendant qui compte alors que tout le monde pensait que Fire n’existait plus. C’est aujourd’hui un label respecté, qui a sa place dans le paysage musical. Quand je vais à un concert de The Chills ou de The Lemonheads, je dois me convaincre qu’ils sont signés chez moi (rire).