C’est un dimanche du mois de mars. Un dimanche matin. Il y a une Convention du Disque à l’espace Champerret à Paris. Il est encore tôt quand ils sortent de la bouche du métro. Le garçon a un walkman et une cassette. Une cassette pas comme les autres. Ni l’une de celles officielles qu’on peut acheter dans le commerce, ni un de ces modèles vierges sur lesquels on enregistre pour les copines et les copains ses morceaux préférés avant de confectionner une pochette artisanale – en général en découpant une photo dans un magazine (de mode, de musique, de télé – rayer la mention inutile). C’est la cassette d’un disque qui n’est pas encore sorti. C’est la cassette d’un disque qui n’est pas encore sorti enregistré par l’un des groupes favoris du garçon. Car aujourd’hui, il fait partie des privilégiés. Il travaille dans un magasin de disques, il écrit dans un fanzine et grâce à sa chronique de l’hommage à Leonard Cohen réalisé par Les Inrockuptibles, on lui a proposé de piger pour Rock & Folk. Il a passé un entretien pour ça, face à Philippe Leblond qui est alors le rédacteur en chef adjoint – il ne lui dira pas pendant l’entretien mais il se souvient très bien de sa chronique du premier album de Lloyd Cole & The Commotions, en 1984, dans les pages de ce même magazine. Un magazine qui cherche quelqu’un qui s’intéresse à la scène « indé » britannique. On va dire que « ça tombe bien ».
Il écrit quelques chroniques et puis, il découvre un peu la vie. Entre autres parce que le rédac’ chef d’alors est congédié et est remplacé par Philippe Manœuvre – et vraiment, sans aucune raison, Philippe Manœuvre l’a à la bonne. La vie, quand on est pigiste pour un magazine de rock, ce sont les voyages de presse. Le premier, c’est pour partir à Nantes, parce que Suede joue son premier vrai concert sur le sol français – à la même affiche, il y avait Pulp, autant vous dire qu’à ce moment-là des années 1990, on n’est pas loin de l’orgasme. Mais c’est pour son deuxième voyage qu’on lui a donné la cassette pas comme les autres. Dans un jour ou deux, il doit prendre l’avion pour Rome. Parce que là-bas, l’un des groupes qui a rythmé son adolescence assure la promotion européenne de son premier album depuis… Depuis Technique en 1989. Depuis la fin précipitée de son label de toujours, Factory Records. C’est un dimanche matin du mois de mars et la fille et le garçon se partagent les écouteurs. Et ils sourient un peu niaisement parce que vraiment, ils trouvent ça bien. Parce que vraiment ils se disent que c’est un disque parfait à écouter tôt, le dimanche matin, dans des rues un peu désertes. Parce que le groupe en question a décidé d’enregistrer un album complètement pop – d’ailleurs, pour ça, ils ont même fait appel à un producteur et pour un album, c’est la première fois depuis le tout premier, où Martin Hannett devait peu ou prou permettre une transition pas forcément facile à assumer. Le producteur en question, ils le connaissent bien parce qu’ils ont déjà travaillé ensemble – c’est tout de même le mec qui a entre autres produit la meilleure face B de l’histoire de la musique moderne (1963, pour ceux qui se refusent à suivre) et aussi, le fameux World In Motion, hymne officiel de l’équipe d’Angleterre pour la coupe du monde de foot 1990 en Italie (on y revient, en fait).
Et puis, le garçon est à Rome, à l’hôtel Excelsior, un palace assez incroyable où un an plus tard, Kurt Cobain fera une overdose (ou était-ce une première tentative de suicide ?). Il rencontre pour la première fois des gens qu’il lisait auparavant (Emmanuelle), qu’il va fréquenter longtemps (David) ou qu’il va même finir par faire travailler (Jean-Henri). Il retrouve un ami (Jean-Fabien ; Suede à Nantes, c’était lui) et il est l’un des quatre chanceux à pouvoir faire une interview : Peter Hook est allongé sur un canapé, en tee-shirt et pantalon de jogging, et raconte les histoires avec un talent assez dingue. Ça dure un peu longtemps et il sera même question des Stone Roses, de Lavolta Lakota et des Stockholm Monsters. Il y a un apéro organisé au bar de l’hôtel, et Rob Gretton est là, derrière ses grosses lunettes de vue et avec ce sourire qui ne s’estompe jamais : on projette d’organiser un concert de A Certain Ratio (le garçon répète avec un peu trop d’insistance que Shack Up quand même, c’est quelque chose) mais ça ne se fera pas. Pour résumer : on boit des bloody mary et déjà on refait la vie.
Aujourd’hui, le garçon, qui a vieilli depuis, lit trop souvent que cet album est l’un des plus faibles du groupe. Bien sûr, il sait que ce n’est pas vrai. Parce que lui, en fait derrière sa pose et son snobisme un peu con, la seule chose qui l’intéresse, ce sont les chansons pop. C’est Penelope Tree, Holiday, Boys Don’t Cry, The Look Of Love, Sortir Ce Soir, Forest Fire, Shack Up, Don’t Let Love Get You Down, So Young, Just Like Heaven, Papa Don’t Preach, Live Forever, Alone Again Or, Thank You, Little Bird, Move on Up, The First Picture Of You, Long Hot Summer, Amoureux Solitaires… C’est Ceremony, Dreams Never End, Procession, Temptation, Thieves Like Us, The Perfect Kiss, Sooner Than You Think, Paradise, BLT, State Of The Nation, Round And Round, Dream Attack, World In Motion… Alors, si l’on s’en tient à ce seul paradigme, Republic n’est sans doute pas la plus belle pochette de Peter Saville, mais il reste un des albums les plus aboutis de New Order. Et Regret, premier single extrait du disque qui fête aujourd’hui le vingt-septième anniversaire de sa parution, l’une des meilleures chansons de l’histoire du groupe. L’une des plus importantes aussi. Parce que drapé dans sa fausse insouciance (comme The Perfect Kiss – “the perfect kiss is the kiss of death”) et porté par un riff entêtant (l’esprit de Ceremony), il est la preuve tangible qu’un futur est encore possible, même après une nouvelle disparition qui aurait pu sceller l’épopée. Il est aussi la preuve que ces gens-là restent les mêmes, des gens qui manient cet humour pince-sans-rire propre au nord de l’Angleterre avec une certaine maestria. Car, à part New Order, à cet instant précis d’une carrière qui ressemble à un quitte ou double, qui aurait pu avoir l’idée de se faire filmer en play-back pour les besoins de Top of The Pops (encore à l’époque, cette émission est déterminante pour la « carrière » d’un single) depuis la plage de Malibu, dans une mise en scène d’un cheap absolu, avec un cameo de David Hasselhoff ? Mais si de prime abord cette vidéo défie l’entendement, elle en dit surtout long sur la philosophe d’un groupe qui s’est toujours refusé à jouer le jeu pour mieux laisser parler ses atouts : ces chansons comme presque personne ne sait en écrire.