Le 26 décembre dernier, Peter Hook expliquait au magazine Rolling Stone pourquoi il avait décidé de vider son garage et de mettre en vente la majeure partie de ses souvenirs liés à Joy Division : « J’ai assisté à la mise en vente de la maison de Ian Curtis et à la mise en vente de la table de cuisine de Ian Curtis. Les gens sont prêts à se battre pour ça, et j’ai l’impression d’être comme un roi enfermé dans son château en train de compter son or. » La vente aura lieu le 2 mars prochain et un catalogue peut être commandé par correspondance, pour la modique somme de 12 livres sterling (20 livres si vous le préférez signé) – frais de port non compris.
D’abord, clarifions la chose : la totalité de la vente est au profit d’une oeuvre caritative : Campaign Against Living Miserably, qui prend en main les jeunes gens dépressifs entre 19 et 29 ans, la tranche d’âge où les tentatives de suicide sont les plus fréquentes. La décision n’est donc pas motivée par l’argent : elle serait, au contraire, liée à la volonté de se détacher du passé (ce qui peut rendre perplexe, Peter Hook jouant tous les soirs sur scène le répertoire de Joy Division aussi bien que celui de New Order). L’artiste insiste sur le fait que tous les objets qu’il met en vente sont ses biens personnels – leur vente ne fera donc pas l’objet d’une contestation par ses ex-collègues de travail. Et force est de constater que, au vu du nombre et de la rareté des objets mis en vente, le ménage semble aussi global que définitif.
Quand j’ai eu vent de cette vente aux enchères, deux souvenirs me sont revenus. Celui de Lars Ulrich vendant une partie de sa collection d’art moderne telle qu’elle est documentée dans Some Kind of Monster de Joe Berlinger et Bruce Sinofsky : mais il ne s’agit pas ici de souvenirs personnels liés à sa carrière professionnelle. Et la dispersion beaucoup plus confidentielle des biens de Sterling Morrison après sa disparition : des flyers, des affiches, mais aussi un reçu pour un plein d’essence ou un jeu de cordes de guitare, le tout authentifié par son épouse Martha Morrison. Un site américain est aujourd’hui spécialisé dans ce type de “memorabilia”, terme générique pour désigner ce qui tient autant du souvenir que de la relique(dicule) : Recordmecca. On y trouve aussi bien un pass backstage pour le festival de Woodstock qu’un collier ayant appartenu à Maurice White (de Earth Wind and Fire), le manuscrit original d’une chanson de Neil Young ou une paire de boots portée par Prince (la pointure n’est pas précisée – seul son propriétaire en aura connaissance).
Le catalogue de la vente aux enchères des souvenirs de Peter Hook se présente sous la forme d’un luxueux cahier broché tout en couleurs de 68 pages. Les 291 lots y sont présentés et commentés par leur propriétaire, assortis de leur prix de départ. Le plus bas (50 livres sterling) correspond au lot 158 : l’édition en vinyle rouge du Joy Division Martin Hannett’s Personal Mixes, la version CD du même enregistrement et le bootleg du concert de Joy Division au Leigh Rock Festival en 1979. Pour la majorité des lots, le prix de départ se situe à 100 livres. Le lot 89 est le plus élevé : 4000 livres. Il s’agit de la basse que Peter Hook a utilisé pendant l’enregistrement de Closer, dans son étui d’origine. (“Achetée à l’origine au prix de 149 livres sur les conseils de Barney au Mameloks Music Shop sur Deansgate, à Manchester. Barney m’a indiqué qu’elle correspondait à la façon dont je jouais. Il avait absolument raison et j’ai pratiquement composé toutes les lignes de basse de Closer dessus”).
Même si je n’ai absolument pas vocation à enchérir le jour de la vente, j’ai commandé le catalogue par curiosité. Parce que ce que c’est bien plus qu’un catalogue : c’est une histoire illustrée de New Order / Joy Division, puisque tout y est reproduit : le billet de concert des Sex Pistols le vendredi 04 juin 1976 au Lesser Free Trade Hall (“Le soir où ma vie a basculé”), la méthode de guitare prêtée par Barney, les cassettes audio des premières répétitions de Warsaw, des copies de bandes masters audio originales de Martin Hannett, les test-pressings, l’affiche originale du concert des Bains Douches, le carillon utilisé sur Atmosphere, le blouson de cuir porté par Peter Hook entre 1977 et 1987 (“Je ne rentre plus dedans, malheureusement”), le flight case original du groupe (“Volé, puis retrouvé aux Etats-Unis. Prêté au Little Red Courgette Catering pendant des années à l’occasion des tournées de Primal Scream. Nécessite quelques réparations”), l’itinéraire de la tournée US de Joy Division qui n’a jamais eue lieu… mais aussi des choses très personnelles comme le certificat de naissance de Peter Woodhead et l’acte établissant son changement de nom, de Peter Woodhead à Peter Hook. L’objet vaut autant pour ce qu’il présente que pour les anecdotes qui accompagnent chaque lot : car Hooky en est une mine intarissable.
L’autre partie du catalogue, tout aussi édifiante, est consacrée aux produits dérivés, plus ou moins officiels. Et là, on comprend mieux pourquoi Hooky tient à s’en débarrasser : une ceinture dont les clous forment la phrase Love Will Tear Us Apart (confisquée sur un marché), une ligne de produits de beauté “Division” vendue chez Marks & Spencer et dont l’esthétique rappelle beaucoup Peter Saville, une paire de Richelieu customisée Unknown Pleasures, tout le merchandising vendu sur les tournées de Peter Hook and The Light, une ligne de vêtements conçue par le couturier japonais Jun Takahashi et inspiré par Joy Division (dont la casquette “Don’t Walk away in Silence”), des rouleaux de papier cadeau conçu par Peter Saville et signé de sa main (“Même Peter devait payer ses dettes…”).
Et puis il y a aussi la poubelle de Peter Hook. Notamment des lots de CD-R comprenant des enregistrements live de Joy Division (“Ils ont été digitalisés par Warner en vue d’en faire des faces B ou des bonus sur des réeditions. Certains n’ont jamais été utilisés”), des interviews de Ian Curtis, le “Rough Cut” du documentaire de Grant Gee (“contient beaucoup de scènes qui ont été coupées par la suite”), des test pressings de remasters de 2010… Et les encombrants cadeaux offerts par les fans : des photos, des dessins, une peinture à l’huile représentant Ian Curtis… Et encore toute sa paperasse administrative : des contrats d’enregistrements, des licences accordées pour l’utilisation de la musique du groupe, le bilan financier des recettes générées par Joy Division à la date du 30 septembre 1981… Un reçu pour un plein d’essence ? On n’en est pas loin.
Sans jamais avoir été collectionneur du groupe, je me suis demandé si je possédais des objets présents dans le catalogue. Et il se trouve que j’en ai aperçu un : le lot 249 “Joy Division memorabilia & overseas publications” comprend un exemplaire de “Joy Division – Leur histoire” de Jean-François Clément (dont le nom est raccourci en “Francois Clemente”), qui est la première biographie française consacrée au groupe que j’avais à l’époque acheté à Parallèles. J’ai aussi été fier de constater que j’avais en ma possession une publication que Hooky n’avait pas : il s’agit de “L’Age de glace”, recueil de traduction en français des textes de Joy Division paru chez Ensemble Vide Editions en 1990 (“Quand la routine fait mal que les ambitions sont basses, la rancune redouble mais les émotions stagnent, et nous changeons de route, trajets différents, l’amour nous déchirera encore.”)
L’objet qui m’a le plus ému est le lot 159 : une copie de la correspondance entre Ian Curtis et Annik Honoré, son amour secret. “Annick me les a envoyées à l’époque à l’époque du documentaire sur Joy Division. Quand je lui ai demandé ce que je devais en faire, elle m’a donné la totale liberté de les exploiter. Cette correspondance est l’objet d’une grande controverse, entre ceux qui me disent qu’elle doit être publiée et ceux qui me disent qu’elle doit être détruite. Je ne les ai jamais lues.” Sur la lettre manuscrite jointe aux photocopies et datée du 18 janvier 2006, Annik Honoré écrit : “Mes mains tremblent en tenant à nouveau ces lettres entre mes mains”. Annik Honoré a disparu en 2014. Que sont devenus les originaux de cette correspondance ?
Quelques jours après avoir reçu le catalogue de la vente aux enchères, je suis passé chez H&M, boulevard Saint Germain. Et j’ai vu, entre deux hoodies, un t-shirt floqué du logo Unknown Pleasures, dans la collection Divided, vendu au prix de 14.99 euros. Parmi les premiers t-shirts de groupe que j’ai acheté, il y avait un Joy Division. C’était la pochette de Closer, avec le gisant pris en photo par Bernard-Pierre Wolff. Mais celui-là, la chaîne de magasins suédoise n’en a pas encore acheté la licence. Mon adolescence reste immaculée.