Josephine Foster : Heure d’Hiver

Josephine Foster
Josephine Foster

A quelques jours de Noël, le label Fire réédite All the Leaves Are Gone, le premier album de Josephine Foster & The Supposed. Daté de 2004, cet album souvent génial et ravagé par une fièvre psychédélique sans équivalent dans la discographie de la chanteuse, apparaît toujours, quinze ans après sa sortie, comme l’un des plus grands disques d’acid folk des années deux mille.
Depuis une quinzaine d’années, Josephine Foster construit patiemment l’une des œuvres les plus singulières de la musique américaine contemporaine. Oscillant le plus souvent entre country atemporelle et songwriting classique fleurant bon l’esprit des standards de Tin Pan Alley, cette musicienne hors norme ne cesse de serpenter d’un registre à l’autre, alternant sans la moindre difficulté acid folk et lieder romantique allemand (1), chansons traditionnelles espagnoles (2) et adaptions chantées de poèmes d’Emily Dickinson (3).

Il y a un an, en novembre 2018, l’éblouissant Faithful Fairy Harmony était apparu comme l’un de ses albums les plus ambitieux à ce jour, déroulant sur deux disques une impressionnante moisson de dix-huit titres de cette country vacillante et subtilement divagante que la chanteuse avait déjà effleurée, quatre ans plus tôt, sur I’m a Dreamer. Aujourd’hui, l’intéressée avoue avoir un peu de mal à se remettre à écrire : « Je suis toujours très fière de mon dernier album, mais sa réalisation m’a vraiment lessivée. En fait, j’ai fait une grosse dépression après cet enregistrement. Je crois que je n’avais pas imaginé que la réalisation de ce disque serait si intense. » Un an plus tard, donc, Josephine Foster ne se sent toujours pas prête à enregistrer à nouveau et profite de ce moment de latence pour ressortir, chez Fire Records, All the Leaves Are Gone, son premier véritable album solo ou, plutôt, le premier à avoir porté son nom, et ce après deux expériences assez discutables en compagnie de The Children’s Hour (4) et de Born Heller (5), deux projets éphémères sur lesquels elle n’avait pas eu beaucoup de prise.

Il y a quinze ans, donc, en 2004, Josephine Foster sortait All the Leaves Are Gone, un brûlot acid folk enregistré du côté de Bloomington (Indiana), la ville de Jason Molina. Sorti chez Locust Music, ce premier opus, attribué au trio Josephine Foster & The Supposed, était, à l’époque, passé complètement inaperçu. Pourtant, entre le fabuleux morceau-titre, qui compte parmi les plus franches réussites de la chanteuse, et les pépites de rock psyché complètement hallucinées que sont (You’re Worth) A Million Dollars, Jailbird ou The Most Loved-One, Josephine Foster s’y révélait déjà souveraine et insaisissable, parfaitement étrangère au rock, mais oscillant tout de même avec grâce et maestria entre les retours d’acide des premiers Jefferson Airplane et les divagations enfumées du Tim Buckley de l’époque Happy Sad. Elément-clé de cette réussite, le mystérieux Brian Goodman, un mystérieux ethnomusicologue faisant, ici, pour la première fois, l’expérience du rock’n’roll, embarquait le disque dans des délires free rock évoquant souvent les envolées de guitare du légendaire Lee Underwood. Goodman ne fera pas de vieux os dans le monde du rock, disparaissant très vite de tout horizon discographique et n’apparaissant, in fine, que très furtivement au casting des albums The Wolf in Sheep’s Clothing et This Coming Gladness (6) de Josephine Foster. Pourtant, sa collaboration avec la chanteuse demeure en tout point mémorable. Et, alors que sort la réédition de All the Leaves Are Gone, il n’est vraiment pas certain que Josephine Foster ait sorti beaucoup de disques aussi brillants que celui-ci. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que cet album est bien l’un des classiques les plus méconnus du rock psychédélique des années deux-mille.

All the Leaves Are Gone

All the Leaves Are Gone est un vrai album de groupe, puisqu’il est crédité à Josephine Foster & The Supposed. Pouvez-vous dire quelques mots sur les deux autres membres de ce trio, Brian Goodman, le guitariste, et Rusty Peterson, le batteur ?

Brian était un ami de Matthew, mon compagnon de l’époque. En marge de ses études d’ethnomusicologie, il animait une émission de radio dans laquelle il faisait jouer des groupes. Je lui avais fait entendre ce que j’écrivais et il m’avait tout de suite encouragée. Un jour, il m’avait invitée à jouer quelques chansons dans son émission et m’avait accompagnée à la guitare sur There Are Eyes Above. J’avais alors été frappée par sa compréhension instinctive de ma chanson, ainsi que par son sens de la mélodie et du contrepoint. Il faut dire aussi que Brian est un spécialiste du rock classique ; il peut véritablement tout jouer. Bref, un ou deux ans plus tard, je lui avais dit que j’avais écrit quelques titres de rock et il m’avait naturellement proposé de m’aider à les enregistrer. J’étais donc venue m’installer chez lui et sa compagne, pendant quelques temps. Rusty était un de ses amis. Il était charpentier et jouait de la batterie. Brian lui avait demandé de nous accompagner sur ces enregistrements.

All the Leaves Are Gone était le premier album où apparaissait votre nom, mais c’était aussi l’œuvre d’un trio. Est-ce que l’idée de jouer en groupe vous rassurait ?

Oui, en fait, je dois dire qu’au tout début, en 2000, c’était surtout Matthew, mon compagnon, qui m’avait encouragée à enregistrer. Moi, à cette époque, j’étais très loin de penser à enregistrer quoi que ce soit. Mais Matthew avait un quatre-pistes et, comme j’écrivais des chansons, il m’encourageait à enregistrer des démos. Ensuite, il m’avait fait comprendre que j’étais trop repliée sur moi-même. Donc il me poussait à jouer avec d’autres musiciens. Il pensait que cela pouvait m’aider à me libérer. Bref, c’était pour cette raison que j’avais enregistré les disques de The Children’s Hour et Born Heller. J’ai vraiment mis du temps à me décider à enregistrer pour moi seule et je pense que c’était en partie à cause de Matthew. C’était quelqu’un de très charismatique et il avait beaucoup d’influence sur moi… All the Leaves Are Gone était un projet plus personnel et j’étais vraiment très heureuse d’avoir pu trouver les musiciens pour l’enregistrer avec moi.

Jailbird (Hero of the Sorrow)

Est-ce que vous voyez ce disque comme l’œuvre d’un groupe ?

Oui, dans un sens. En fait, c’était un disque de groupe, mais je n’ai jamais pensé que ces chansons ne devaient être jouées qu’avec ce groupe. J’aime ces musiciens mais, vous savez, j’ai aussi reçu une formation classique. Et, dans le monde-là, il n’y a pas cette obsession de la version définitive d’un morceau. On enregistre avec des musiciens, mais personne ne va imaginer que cette version doit être la seule ou, même, la principale. Tous les enregistrements ne sont jamais que des moments particuliers de la vie d’un morceau ou d’une chanson ; rien n’est jamais figé. En ce qui me concerne, j’ai toujours eu du mal avec cette idée de la version définitive qui semble obséder les amateurs de rock. J’ai toujours l’impression que ces gens veulent enfermer le morceau sous une sorte de pierre tombale et ne plus jamais y toucher. Par exemple, la chanson All the Leaves Are Gone était une ballade très lente et très triste, lorsque je la jouais, au départ. Et puis, ensuite, nous avons essayé de la jouer à la façon de Bollywood, pour la rendre plus joyeuse. Nous l’avions aussi essayée en reggae. Bref, tout cela pour dire qu’il n’y a jamais rien de figé. Il faut savoir rester ouvert aux autres incarnations possibles du morceau.

Toutes ces chansons étaient déjà écrites avant que vous ne commenciez à les jouer avec Brian Goodman et Rusty Peterson. J’imagine qu’elles devaient être très différentes…

Oui, très. Même si je savais, dès le départ, que certains titres nécessitaient l’apport d’un groupe de rock. Par exemple, The Most Loved One n’a pas été composée à la guitare, mais au ukulélé. En effet, à cette époque, je jouais assez mal de la guitare. J’en avais joué à l’école, et puis j’avais arrêté. Donc je manquais d’assurance. Le ukulélé était plus commode pour moi, mais, dans mon esprit, ce titre était bien rock et censé être joué à la guitare électrique. D’ailleurs, je souviens que j’avais téléphoné à mon père pour lui faire entendre la chanson. Je lui jouais le morceau en lui disant que c’était mon premier titre de rock, mais lui n’entendait qu’une chanson jouée au ukulélé. Bref, j’avais plusieurs chansons dans ce registre, des titres assez rock que je ne pouvais pas jouer autrement qu’avec un groupe. Des titres comme Jailbird, Worried and Sorry, A Million Dollars, également… Tous ces titres ont vraiment pris forme grâce à l’intervention de Brian Goodman.

Deathknell

Le disque évoque souvent le Jefferson Airplane ou le Tim Buckley de l’époque Starsailor (1970), notamment grâce au jeu de guitare de Brian Goodman qui rappelle celui de Lee Underwood. Etait-ce votre intention d’aller dans cette direction ou est-ce que ces références sont plutôt arrivées naturellement, avec le jeu très particulier de Brian ?

Nous avions une grande complicité avec Brian et nous échangions beaucoup sur l’orientation des chansons. En ce qui me concerne, mon intention de départ était d’aller vers quelque chose de très opératique. Je voulais dépasser le cadre du rock et, disons, les limites de ses instruments. Donc je passais mon temps à dire à Brian d’aller le plus loin possible dans son expression musicale. Je lui donnais le sentiment que je voulais communiquer avec la chanson, puis je l’encourageais à pousser l’harmonie dans ses retranchements. Moi-même, je m’efforçais de tout voir en grand et de chercher une forme de saturation des émotions avec ces chansons.

Il semble que le jeu de Brian Goodman repose beaucoup sur l’improvisation, non ? L’enregistrement avait dû être assez rapide.

Oui, c’était allé très vite. Par exemple, Deathknell avait été enregistrée en une seule prise. Au total, je crois que nous avions dû tout faire en trois jours, dont deux pour l’enregistrement. Nous étions tous les trois très concentrés, mais disons que notre approche ressemblait plus à de la peinture abstraite : l’enregistrement captait la convergence de certaines forces créatrives qui agissaient simultanément. Pour ce qui concerne le jeu de Brian, disons qu’il y avait parfois une recherche très consciente de contrepoints à la ligne mélodique, mais sinon, dans l’ensemble, il avait beaucoup improvisé, oui.

Quels genres de disques écoutiez-vous à cette époque ? Beaucoup d’artistes jouaient de l’acid folk vers le milieu des années deux-mille. Étiez-vous intéressée par cette scène ?

Non, je n’écoutais pas du tout ce genre d’artistes. Ma culture était très classique et, en dehors de ça, très simplement façonnée par ce que j’entendais à la radio depuis l’enfance. J’aimais le Jefferson Airplane, ainsi que les ballades de Joan Baez, mais je ne connaissais rien aux groupes underground, par exemple. Ma connaissance du rock était très limitée. Je connaissais Sonic Youth, mais je n’écoutais pas vraiment leurs disques. Plus jeune, j’aimais bien Jane’s Addiction, Nirvana et les Smashing Pumpkins.

Who Will Feel Better at the Days End?

Une chanson comme Who Will Feel Bitter at the Days End ? rappelle un peu le folk anglais de Fairport Convention. Est-ce que cette musique fait partie de vos influences ?

Non, on m’a effectivement beaucoup parlé de Fairport Convention et de Shirley Collins, lorsque j’ai sorti ce disque, mais je n’écoutais pas ces artistes. En fait, j’avais beaucoup d’influences anglaises, mais plus anciennes : la chanson Greensleeves, mais aussi des références plus classiques, qui me venaient de ma formation musicale, comme Benjamin Britten ou Herbert Howells. Henry Purcell, également…

Avant de vous interroger, je me suis demandé si vous étiez intéressée par ce que fait Joanna Newsom. Comme vous, elle a une formation classique…

Pour être honnête, je n’écoute pas vraiment ses disques, mais je respecte sa démarche. J’ai même partagé une affiche avec elle, lors d’un concert à Chicago… En fait, j’ai joué un peu de harpe dans les années quatre-vingt-dix. Une professeure de l’école de musique dans laquelle j’étais m’avait invitée dans son cours pour que j’apprenne à en jouer. Elle n’avait pas assez d’étudiants pour son orchestre et elle avait besoin de quelqu’un pour jouer de la harpe. Donc j’ai appris à en jouer, mais je n’ai pas vraiment pu me perfectionner, car je n’avais ni les moyens de m’offrir une harpe. J’en jouais à l’université, mais pas chez moi. A l’époque, ma professeure m’avait encouragée à en jouer. Elle m’avait dit que mes longs bras étaient un avantage et que je pouvais apprendre à chanter en jouant de la harpe. J’avais trouvé l’idée intéressante, mais je n’avais pas insisté. J’avais joué pendant quelques temps avec son orchestre, mais ma pratique était trop intermittente pour que je puisse progresser. Et puis, quand j’avais vu jouer Joanna Newsom, j’avais vite vu qu’elle maîtrisait parfaitement son instrument. En plus, elle parvenait à l’emmener sur un terrain inhabituel. Bref, je n’avais pas regretté de ne pas en avoir fait autant. C’était un instrument trop compliqué à manipuler. En plus, je n’arrivais jamais à l’accorder !

(You’re Worth) A Million Dollars

Vous n’avez jamais envisagé de refaire un disque avec Brian Goodman et Rusty Peterson ?

Si. En fait, nous avions enregistré des démos pour ce qui devait être notre deuxième album. Nous avions même prévu d’enregistrer le disque à Chicago, mais, malheureusement, nous n’étions pas assez preparés. Brian était pris par la fac et Rusty avait des chantiers en cours, donc nous n’avions pas pu trouver le temps de bien répéter. Et puis, je crois que l’un et l’autre avaient été déçus lorsqu’ils avaient découvert la réalité de la vie d’un groupe en tournée : jouer dans de petites salles pour très peu d’argent, etc. Plus tard, nous étions même allés juqu’à New York pour enregistrer avec Michael Gira. C’était en 2006 et Gira voulait que j’enregistre pour son label. Donc nous lui avions envoyé nos démos, puis nous étions descendus à New York, spécialement. Mais, après le premier morceau, il avait dit qu’il n’aimait pas du tout notre son. Puis il m’avait demandé de jouer la chanson seule et m’avait dit : “Là, c’est parfait !” Je lui avais alors indiqué que j’étais venue pour enregistrer avec mes deux musiciens, que nous étions un groupe et qu’il n’était pas question que je joue sans eux. Nous étions venus en voiture depuis l’Indiana et, pour moi, il était inconcevable de les abandonner ainsi. Finalement, l’affaire avait capoté en moins de deux heures et je crois que Brian et Rusty avaient particulièrement mal vécu cette expérience. Michael Gira les avait ignorés et je pense qu’ils avaient eu l’impression que je n’avais pas été honnête avec eux. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à renouer le contact avec Brian. Je le regrette d’autant plus que je ne cesse de croiser des gens qui me disent combien ils aiment sa façon de jouer sur A Wolf in Sheep’s Clothing, notamment.

All I Wanted Was the Moon (sur This Coming Gladness, 2008)

Et que sont devenues les chansons de ce deuxième album ?

La plupart d’entre elles ont finalement été enregistrées avec Victor Herrera, mon compagnon, et figurent sur l’album This Coming Gladness. Victor jouait de la basse lors de nos brèves sessions à Chicago. Et lorsqu’il avait joué ces chansons à la guitare, il avait repris certains des arrangements élaborés par Brian. Pour un titre comme All I Wanted Was the Moon, notamment… Mais Brian était d’accord, bien entendu.

Avez-vous l’impression que votre écriture a beaucoup évolué depuis cet album ?

Je ne suis pas certaine qu’elle ait vraiment changé. Pour moi, l’écriture est comme un don. Les chansons que j’écris me viennent naturellement, de temps à autre. En ce moment, j’en reçois encore et je crois que tant que j’en recevrai, je continuerai à en enregistrer.

Well-Heeled Man

(1) Sur le fascinant Wolf in Sheep’s Clothing (Locust, 2006).

(2) Sur ses deux albums avec le Victor Herrero Band, Anda jaleos (Fire, 2010) et Perias (Fire, 2011).

(3) Sur Graphic as a Star (Fire, 2012).

(4) SOS JFK (Minty Fresh, 2003).

(5) Born Heller (Locust, 2004).

(6) This Coming Gladness (Bo Weavil, 2008).

3 réflexions sur « Josephine Foster : Heure d’Hiver »

    1. Ah, mais de rien ! En fait, ça fait un moment que je la suis. Ma première interview avec elle date de 2009. C’était pour le magazine Eldorado, à l’époque. Son dernier album en date est l’un de ses meilleurs, mais « All the Leaves Are Gone » est sans doute celui que je préfère.

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