Joe Wong, Nite Creatures (Decca)

Joe WongIl n’aura pas fallu bien longtemps pour le dénicher – l’oubli malencontreux, l’omission impardonnable, la boulette du palmarès. L’année 2020 s’achève à peine et mon album préféré vient tout juste de me parvenir. Les circonstances atténuent quelque peu, il est vrai, l’ampleur de la faute. Il est peu fréquent, en effet, dans une ère d’accessibilité universelle et instantanée qu’un album – publié de surcroît sous un label prestigieux et majeur – demeure aussi difficilement accessible : une sortie annoncée en fin d’été, une ou deux vidéos alléchantes diffusées en marge de toute opération de promotion repérable, quelques exemplaires vendus à la sauvette sur le seul site de l’artiste et… et c’est à peu près tout. A se demander si l’œuvre entraperçue est bien réelle. Heureusement, l’assouvissement d’un désir stimulé par ces quelques longs mois d’attente ne s’accompagne, en l’occurrence, d’aucune déception. Au contraire. Quand bien même aurait-on tenté d’imaginer plus bel album qu’on n’y serait sans doute pas parvenu.

Joe Wong
Joe Wong / Photo : Sam Macon

Il est beaucoup question de rêve et d’imaginaire tout au long de ce coup d’essai magistral. Un peu comme si Joe Wong avait voulu restituer en chansons quelques-uns des sentiments éprouvés tout au long du chemin tortueux qui ont fini par le conduire à l’accomplissement majeur, l’apothéose. Sans rien connaître ou presque des péripéties biographiques qui ont précédé la genèse de Nite Creatures, il semble pourtant évident qu’il s’agit d’un projet à maturation lente, progressive, envisagé au fil des ans dans ses moindres détails et dans toutes ses combinatoires.  Agé de quarante ans, longtemps cantonné aux seconds rôles – batteur mercenaire pour quelques formations indie-rock ; compositeur sur commande pour l’industrie cinématographique et télévisuelle – le natif du Milwaukee désormais installé à Los Angeles a dû longtemps privilégier les désirs des autres avant que de pouvoir donner libre cours à son inspiration singulière. C’est enfin chose faite, avec le soutien de quelques-uns des musiciens croisés tout au long du parcours : Mary Timony, Steven Drozd (The Flaming Lips), Anna Waronker ou encore Dave Fridmann. De ce passé au générique prestigieux, Wong a conservé un savoir-faire aussi évident qu’impressionnant dans le domaine des arrangements.  Pourtant les cordes omniprésentes ne semblent pas ici disposées pour servir de décorations superflues à l’étalage des compétences. Tantôt flamboyants, tantôt plus sombres et discrètes les ornementations classiques accentuent avec pertinence et maîtrise les nuances d’un propos clairement tenu au cœur duquel se nichent la perte et le deuil.

Conçues pendant le long et lent déclin du père de l’auteur, ces dix chansons évoquent de façon oblique et nuancée les émotions traversées tout au long de ces années décisives. C’est sans doute pour cette raison que, sous les dehors de références formelles et des emprunts savants au psychédélisme symphoniques des sixties, ces premières compositions sont exemptes du moindre écho trop conventionnel. Le cycle des rêves est omniprésent – les titres suffisent à en témoigner : Dreams Wash Away, (que l’on retrouve dans la série d’animation Netflix The Midnight Gospel), Sleeping, Nite Creatures, etc… Pourtant, il ne s’agit pas ici de tenter de reproduire par la complexité des climats musicaux ou la fantaisie artificielle d’une poésie floue les sensations oniriques éprouvées par le dormeur en fuite. Dans ces circonstances bien particulières, les songes mis en musique ne sont pas destinés à simuler l’échappée hors du monde. Ils ne cessent d’y replonger pour survivre grâce au décalage salvateur. Nulle licorne de pacotille, pas l’ombre d’un arc-en-ciel factice dans ces paysages nocturnes balayés par un souffle presque tragique, comme celui qui traverse jusqu’au locked groove final Always Alone et son invraisemblable progression harmonique, qui rappelle à la fois Forever Changes et Scott Walker. Et les Creatures évoqués dans le titre de l’album sont, à l’évidence, l’incarnation des puissances refoulées qui surgissent inévitablement lorsqu’est évoqué, sur le tube Day After Day, un couple parental désormais métamorphosé par le double travail du deuil et du songe – « Fatherless father coated in slumber, liquified mother swimming in amber « .  L’année nouvelle commence et il y a là de quoi entretenir encore bien des obsessions.

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