C’était il y a vingt ans – presque très exactement. La RPM canal historique était devenue (ou en passe de devenir) le média qui plus que tout autre allait prendre fait et cause pour les disques de Jean-Louis Murat, certes déjà adoubé par Les Inrockuptibles (LA fameuse une bleue délavée du numéro 31) mais qui avait trouvé en la plume du journaliste Franck Vergeade un thuriféraire d’une rare fidélité. L’Auvergnat n’était pas encore devenu le stakhanoviste des sorties d’albums – il en était aux prémices – et ses interventions médiatiques ne défrayaient pas encore les chroniques. Certes, il s’était mis à nu (au propre, pour le coup) dans un numéro de la RPM (le numéro 45 pour celles et ceux qui sont intrigués), et cela nous avait valu une mention dans un ou deux confrères moins portés sur la chose musicale. Quoi qu’il en soit (car je sais que d’aucuns chipoteront), il avait déjà cette sainte horreur de se répéter et aimait surtout concrétiser ses idées, mêmes les plus farfelues – ce qui n’était pas le cas ici. Coincé entre Lilith et 1829, A Bird On A Poire n’était pas je crois à proprement parler un album de Jean-Louis Murat – et tant pis si je suis excommunié pour écrire cela. Ce disque aussi gai que les traits légers et pastel de sa pochette, aux accent sixties et aux tons résolument badins (coquins, oseraient certaines et certains) est un album imaginé à deux et enregistré à trois (un peu plus en fait) – composé et écrit par le bassiste suisse Fred Jimenez et celui qu’on commence à surnommer Le Moujik, rejoints en studio par l’Américaine Jennifer Charles, dont la voix caressante – oui, exactement, de celles qui tiennent dans un mouchoir – avait déjà épousé celle de Murat cinq ans plus tôt, sur ce qui reste peut-être comme la pierre angulaire d’une discographie plurielle, l’œuvre outre-atlantique Mustango.
Aujourd’hui, à l’heure où s’approche le triste anniversaire de la brutale et comme incompréhensible disparition du chantre puydômois, le groupe de Jennifer Charles en tandem avec Oren Bloedow, Elysian Fields – désormais complété par deux amis français auvergnats, Matt Low à la basse et Garciaphone à la batterie – sort un excellent nouvel album, What The Thunder Said, et s’apprête à sillonner les routes de l’Hexagone (première date le jeudi 23 mai aux Vinzelles). Alors, c’était peut-être le moment opportun de retrouver l’entretien que nous avait accordé la chanteuse, dans une des chambres cossues de l’hôtel du Pavillon de la Reine – alors qu’exactement au même moment, Estelle Chardac posait quelques questions à Jean-Louis Murat et que Franck Vergeade cuisinait Fred Jimenez. Alanguie sur son lit défait, elle nous avait tenu ce genre de réponses.
Te souviens-tu de ta première rencontre avec Jean-Louis Murat ?
Oui, très bien… Il était à New York, où il enregistrait Mustango. Il avait demandé à Oren, mon partenaire dans Elysian Fields, de jouer de la guitare sur son disque. Et il lui avait glissé qu’il adorerait m’avoir sur l’album, mais qu’il était trop timide pour me le demander… Il était persuadé que je refuserais. Oren l’a convaincu de me poser la question. Et j’ai accepté bien sûr. Comment résister à Jean-Louis, il est si charmant… Je n’avais bien sûr jamais entendu parler de lui, je ne connaissais pas du tout sa musique. Il s’est montré charmeur. Et très cultivé. Comme tout s’est très bien passé, je me suis dit à l’époque : “Ce serait bien de refaire des choses avec ce garçon…”
Quand a-t-il évoqué ce projet à trois pour la première fois ?
Je ne sais plus exactement… Quoi qu’il en soit, un jour, il m’a dit qu’il allait faire ce disque avec Fred, quelque chose d’un peu cinématographique. J’étais très intriguée. Puis il m’a fait écouter les compos, que j’ai trouvées superbes. D’intriguée, je suis devenue excitée à l’idée de faire partie de cette histoire. Mais au départ, je ne savais pas quel allait être mon rôle, si j’allais chanter un titre ou deux, ou juste faire des chœurs comme sur Mustango.
C’est la première fois que tu rencontrais Fred Jimenez ?
Je l’avais déjà croisé. Il est très timide, incroyablement humble. Jean-Louis a une forte personnalité, Fred est plus en dedans, invisible peut-être. Et en cela, ils sont très complémentaires, ce qui leur permet de travailler de façon très proche.
Quel rôle as-tu joué pendant l’enregistrement : donnais-tu ton opinion sur les chansons, les arrangements ?
Je n’avais rien à dire parce que… Il n’y avait rien à dire ! Tout était parfait. Je m’inquiétais juste pour mon accent, je me demandais si j’avais celui de Clermont-Ferrand. J’adore chanter dans des langues étrangères. C’est très excitant : pour moi, cela revient à apprendre à jouer d’un nouvel instrument. Je suis comme une môme qui découvre un jouet. J’aime découvrir des sonorités inédites, créer des sons. J’ai déjà chanté en anglais, français, espagnol, hébreu et arabe. J’adorerais enregistrer en italien. J’attends de rencontrer le Murat transalpin pour cela…
Et tu étais à l’aise avec la langue française ?
Oui, je crois. J’étais un peu nerveuse bien sûr, mais c’est une si belle langue… Je trouve qu’elle se marie parfaitement avec la musique.
Jean-Louis Murat t’a expliqué les paroles ?
Bien sûr. Il m’a tout traduit. Je connais le sujet de chaque chanson. Sinon, je n’aurais pas pu les chanter. Car j’aime coller au plus près du texte dans mes interprétations.
Il y a trois ans, tu as collaboré avec Dan The Automator (alias Nathaniel Merriweather) sur l’album Loveage. On pourrait trouver des similitudes avec ces chansons qui lorgnent aussi vers des sonorités sixties.
C’est intéressant… Je suppose que tu as raison dans un sens. Musicalement, il existe bien une même sensibilité. Mais c’est différent car Dan a une approche plus rythmique de la musique. Pour moi, ce sont deux expériences distinctes. Sur Loveage, j’ai écrit les paroles des morceaux que je chante. C’est d’ailleurs ce que je fais tout le temps lors de mes collaborations. N’être qu’interprète est une première. Je me suis sentie comme une musicienne, en quelque sorte. En général, je préfère écrire mes textes car je n’aime pas trop ceux des autres… Mais j’ai confiance en Jean-Louis. Il a une sensibilité très poétique. Et nous avons ça en commun. Entre autres.
Quelle est selon toi la plus grande qualité de Jean-Louis Murat ?
Il est pétri de qualités et de dons… Il est ouvert, ce qui est primordial à mes yeux. Il est sensible, vrai, poétique. Et il est fort, aussi. Il faut être fort pour être artiste. Car il faut être capable de se tourner en ridicule, d’accepter que les gens se moquent de toi.
Tu lui vois un défaut quand même ?
Peut-être, mais je ne te le dirai pas. Il faut accepter les gens tels qu’ils sont, il ne faut surtout pas les changer. C’est une erreur. Chez mes amoureux, mes amis, j’aime autant les imperfections que les vertus. Et j’espère qu’ils sont pareils avec moi.
Tu as un faible pour certaines chansons sur A Bird On A Poire ?
Oui, Monsieur Craindrait Les Demoiselles. C’était très généreux de la part de Jean-Louis de me laisser la chanter seule. De toute façon, il est très généreux. Il est comme ça avec tous ses collaborateurs. Sinon, j’aime beaucoup Le Temps Qu’il Ferait. French Kissing, également, et Elle Était Venue De Californie. Oh, j’allais oublier Mirabelle Mirabeau, que j’adore ! C’est un très bon disque. Tout le monde devrait l’acheter. Et ce n’est pas le genre de choses que je dis souvent ces derniers temps.
De tous ceux auxquels tu as participé, c’est l’album que tu préfères ?
Là, je suis incapable de répondre. Je suis très mauvaise à l’heure de “quantifier” les choses. Mon esprit ne fonctionne pas sur une échelle de valeurs. Je ne suis jamais dans cet état d’esprit. Tu ne demandes jamais à une fille si elle préfère ses seins ou ses hanches, ses cuisses ou ses mollets… Je ne sépare pas ce que je suis et ce que je fais. Je suis fière de tout ce que j’ai enregistré. Je refuse une collaboration si j’ai un doute sur le résultat final. Lorsque je bosse avec quelqu’un, c’est parce que je le désire ardemment, que je respecte son travail.
Penses-tu qu’il y aura une suite à A Bird On A Poire ?
Je n’en ai aucune idée. En fait, je ne crois pas. On n’attend pas d’un peintre qu’il fasse deux fois le même tableau. Mais je n’aime pas prévoir les choses, je préfère qu’elles arrivent de façon naturelle.
Sur ce disque, vous chantez souvent en duo : dans l’histoire, il en existe qui t’ont particulièrement touché ?
Ray Charles et Betty Carter, Baby It’s Cold Outside. Et Billie Holliday avec Louis Armstrong, Solitude. J’adore le jazz classique, celui des années quarante, cinquante. La musique est-elle la meilleure façon de t’exprimer ? Il me semble. C’est le meilleur moyen de me connaître. À moins de faire l’amour avec moi.