« Javelin » de Sufjan Stevens écouté par Stéphane Auzenet (The Reed Conservation Society)

« Mon amour est une arme jetée dans l’oubli de ton corps. »

Cet album de Sufjan Stevens est à écouter comme un recueil épistolaire. Des lettres d’amour mises en musique. Une histoire au long cours. L’amour de Sufjan ? Un amour perdu ? Disparu ? On a su il y a quelques jours que Sufjan dédiait ce disque à son compagnon décédé. Et le disque prend une autre tournure. Plus profonde, plus intense. La musique et surtout les paroles prennent un sens particulier. Il nous avait habitué avec Carrie and Lowell, 2015 à se livrer complètement. De manière somptueuse. On vit un peu plus à chaque nouveau disque la vie de Sufjan. Depuis toujours, avec lui, il nous invite à incarner ses émotions. Javelin, ou le javelot de l’amour ? Sufjan : Cupidon de la pop ?

 » Je cherche dans la neige le javelot que je n’avais pas l’intention de te lancer. « 

D’un point de vue formel, la musique de Sufjan sur Javelin part d’une structure folk sur chacun des titres. Dix titres, six sur la première face, quatre sur la seconde. Les morceaux sont, à une seule exception près (Shit Talk qui dépasse les huit minutes), assez courts, au regard de tout ce qui s’y passe. Sur chacun des titres, ça commence soit par un banjo, soit une guitare folk ou un piano accompagné seulement par sa voix. Les morceaux évoluent à chaque fois avec des chœurs féminins, et des flûtes. Et des arrangements de claviers, boucles électro, cordes, et cuivres. C’est un peu la marque de fabrique de Sufjan, façonner des symphonies de poche. Depuis Illinois, 2005 il a étendu son instrumentarium : il a rajouté les synthés et des choses moins organiques. The Age Of Adz, 2010 est le point d’orgue de cette transition. La part joyeuse, festive de Stevens.

Javelin condense tout ce que qu’il sait faire avec perfection. L’album pourrait et devrait sortir dans une version dépouillée. D’ailleurs Sufjan est coutumier de proposer les versions alternatives de ses propres titres. Un jour, peut-être on entendra les titres de ce disque, sur l’os, avec exclusivement sa voix et la guitare ou le banjo. On comprend qu’il a composé tout le disque de cette façon. Il a couché ses émotions titre par titre pour nous livrer encore un peu plus de son insondable amour. Sufjan c’est ce qu’il reste au folk de nos jours.

Pendant la parenthèse musicale avec Angelo De Augustine (son double) – A Beginner’s Mind, 2021 –  il côtoie les sommets de la pop, il renoue avec ses premières amours, et ne joue qu’avec des instruments en bois. Mais avec Javelin, il est peut-être trop dur pour lui de nous livrer des titres dépouillés. Il fallait enrober les paroles et ce récit si poignant, cet amour passionné. Le romantisme flamboyant est mis en musique quasiment à chaque titre sur le même mode opératoire : un début sobre, des chœurs féminins, les flûtes puis un maelström musical avant le retour au calme du début.

On avait déjà pu écouter So You Are Tired et Will Anybody Ever Love Me avant la sortie officielle de l’album. Deux titres qui font partie des pépites du disque, un enchantement mélodique, une voix qui susurre, qui murmure. Car, oui, j’ai enfin admis que Sufjan ne chante pas il murmure. Il nous parle tout au creux de l’oreille. Sufjan dégage tant d’émotions. Toutes ses émotions passent par ce souffle. Et ça me bouleverse … Les artistes contemporains qui me font cet effet se comptent sur les doigts d’une main : Mark Kozelek, Will Oldham, Mark Eitzel, Mark Linkous et Elliott Smith. Mais, contrairement à eux, Sufjan est capable de changer de style musical. Il a cette possibilité d’adapter ses émotions avec des écrins musicaux particuliers. Sur Javelin,c il se confie, et les paroles sont tellement importantes (Carrie and Lowell 2 ?). Il se pose des questions sur cette union, il se demande si tout cela aurait pu être différent, il regrette, il prie. Car, oui, il y a quelque chose de l’ordre de la prière dans ce disque.

 » Jésus m’élève à un plan supérieur. Peux-tu venir avant que je devienne fou ? « 

C’est mystique, et c’est beau. Dans les crédits, il remercie ses proches et aussi Jésus et Neil Young … Parlons-en de Neil Young. La reprise en fin de disque de There’s A World est quasiment devenue une chanson originale de Sufjan. Impossible pour moi de reconnaître le titre d’un point de vue musical.  » There’s a world you’re living in. No one else has your part. All god’s children in the wind. Take it, in and blow real hard. «  Sufjan semble apaisé. La version originale de Young est musicalement beaucoup moins joyeuse. Il en a fait un hymne romantique.

On commence par s’enfoncer dans le disque petit à petit. La face A peu paraître déconcertante. Dès le début sur Goodbye Evergreen, on croit entrer en terrain connu, et puis Sufjan détourne les structures traditionnelles de la chanson pour finir avec du Age Of Adz. Everything Rises est un joyau ainsi que My Red Little Fox. Des harmonies vocales angéliques et des paroles sibyllines qu’il faut avoir près de soi pour savourer et adorer le disque. Rentrer dans la psyché sufjanesque. Comme pour beaucoup de bons disques, il faut y revenir, s’approprier ces arrangements gargantuesques dont on a parfois du mal à deviner la composition. Un mezzé d’instruments. Sufjan sait flirter avec l’écœurement. Et comme une évidence à partir du cinquième titre – le premier de la face B du vinyle –  l’alchimie complexe fonctionne et on déambule avec Sufjan dans cette histoire passionnante. So You Are Tired : chef d’œuvre. Javelin : chef d’œuvre. Shit Talk : chef d’œuvre.  Et There’s A World : chef d’œuvre.  Deux faces parfaites.

L’avant dernier titre, Shit Talk, conclut de manière magistrale le disque en plus de huit minutes. « Je ne veux pas du tout me battre. » répété en boucle, tel un mantra. C’est d’une beauté rare. Une élévation finale vers cet amour perdu. Car, selon moi, après Shit Talk, il a tout dit. La reprise méconnaissable de Young en bout de piste est comme un souffle d’air, une respiration, quelque chose d’autre.

Le livret qui accompagne le disque est pour le moins déroutant. Un collage de visages et de corps, on peut reconnaitre Sufjan sur certaines découpes. Beaucoup de couleurs vives et quelques messages subliminaux. Artiste complet, Sufjan signe l’artwork, la musique et les paroles et il joue de presque tous les instruments.

J’espère de tout cœur entendre ce disque joué en concert. A chaque fois l’expérience scénique de Sufjan est un enchantement et une surprise : The Age Of Adz et son explosion vs Carrie and Lowell et son dépouillement. Souhaitons-lui un prompt rétablissement et louons ce disque qui mérite que l’on y retourne sans cesse. Un disque majeur dans une œuvre essentielle. Et à la question Will Anybody Ever Love Me ?, je réponds que moi je l’aime déjà depuis bien longtemps.


Javelin de Sufjan Stevens est disponible sur Asthmatic Kitty Records.

Le premier album de The Reed Conservation Society s’intitule La Société De Préservation Du Roseau. Il sortira fin janvier 2024.

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