I Like 2 Stay Home #5 : Lucio Battisti

Un mix thématique par jour à écouter en temps de confinement.

Je conserve soigneusement une compilation semi-licite de l’édition 1969 du Festival di Sanremo. Non pas pour France Gall qui s’y produisit — comme elle s’est produite dans tous les concours de chants de l’après-guerre –, pas non plus pour la chanson qui remportera le concours, Zingara de Bobby Solo et Iva Zanicchi. Un couple que l’on croirait sorti d’un roman populaire : lui, cheveux en arrière et visage coulant de maquillage et elle, triste et malicieuse poupée de téléviseurs.

Non, je la conserve pour ce qui, dans les sillons, manque : les manifestations nourries alors que l’Italie entre dans les années de plomb, le premier attentat des dites années, le contre-Sanremo socialiste qui se produisit en même temps, et, plus que tout encore, Lucio Battisti.

Non sarà un’avventura

Le jeune reatini se présenta, aussi, en 1969 au concours avec l’aide de celui qui l’accompagnera ensuite jusqu’aux années 1980, le parolier superstar Mogol. Frêle, timide, souriant comme un enfant de l’après-guerre, il se présente, toussote, puis, interprète, avec le ton dramatique imparti par le genre, sa chanson Un’AvventuraIl est déjà dans le circuit mais sa carrière, lancée par des reprises de succès américains, patine. Il n’a pas exactement la voix ni le profil pour soulever les foules et exploser dans la machine à starlettes qu’est alors la Rai.

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Miraculeusement, il est beau et affable. Discret, peut-être même un peu rustre, mais imperturbablement souriant, il traverse les foules comme ceux qui, porté par un autre monde que le notre, ne touche terre. Le succès vient. On dit qu’il fait des chansons d’américain. Que personne sur la botte est aussi travailleur, aussi inventif, aussi dévoué à la musique. L’Italie saigne. Il compose. L’Italie bétonne. ll parcourt les sentiers à dos de cheval. Les bombes explosent. Il chante le café chaud et la peur d’aimer.

À chaque nouvelle giclée de plomb, il s’enferme un peu plus. Il disparaîtra totalement de la scène médiatique. Plus l’Italie se politise, moins Battisti parle de l’Italie. Il dit les hommes célestes, les mouvements du cœur, il dit encore des continents imaginaires, l’aube cachée derrière les cerisiers. Il dit, enfin c’est encore toil’incorrigible. L’Italie ne lui parle plus. Il s’en va à dos de cheval.

Gli uomini celesti

Inutile de le défendre aujourd’hui. Inutile de dire qu’il aurait pu effacer l’affront qui lui est constamment fait quant à son supposé fascisme. Inutile aussi de rappeler que seule l’Italie l’a aimé, qu’il n’était prophète qu’en son pays malgré ses tentatives souvent pathétiques. Il n’a eu de cesse de vouloir chanter le canto libero parmi ceux qu’il considérait les siens : Donovan, Lennon, Ray Charles, Brian Wilson et tout ceux pour qui, et avec qui, il écrivait sa chanson italienne et qui, immanquablement, n’ont jamais entendu parler de lui. Son pays est un son, celui des Américains. Il n’y a été qu’en studio. De fait, il n’a cessé d’aller plus en avant dans le son, jusqu’à y vivre.

Je tiens cette théorie de ma propre expérience d’un disque de Battisti : Anima Latina, 1974. Le disque par lequel tout a commencé pour moi et celui-là même auquel je retourne comme l’on va en Italie par le train de la Gare de Lyon. Il faut se corriger pourtant : Anima Latina ne va pas en Italie, il est en partance pour une destination informulée.

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Il longe l’orée des bois, remonte, pareil à un téléphérique, des cimes de poussières, et s’enlise, comme un rêve, dans une prairie brûlée par le soleil où l’on entend, au loin, un ruisseau qui sourd. Je ne connais personne qui, tenant ce disque en haute estime, saurait en parler sans évoquer sa radieuse couverture, sans postuler que le disque a été enregistré dans la photographie de Cesare Monti. Là, parmi ces enfants, agités et rieurs, se gaussant des heures perdues, aveugles à la beauté même, bercés pourtant par cette insondable splendeur qu’est un soleil en or, prétentieux et mourant. Là encore où sonnent et tonnent les flûtes, les tambours, les chœurs et les souffles, où sifflent les chamanes, où brûlent les guitares, où claironnent les saxophones, où se perdent, échos et silences, des prières et des secrets, où, jungle de mots et de sons, île mystérieuse, plage sauvage, on va.

Jamais je n’ai autant chéri la notion d’espace sonore qu’en devant parler de cet endroit où je suis lorsque j’écoute Lucio Battisti. Un espace intérieur et pourtant céleste, qui ressemble à l’Italie à travers un miroir, et qui, en fait, est une apparition : un désert rouge où tout chante.

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TRACKLIST

Lucio Battisti, Davanti ad un Distributore Automatico di Fiori
Lucio Battisti, Un’avventura
Lucio Battisti, Emozioni
Lucio Battisti, Anna
Lucio Battisti, Il tempo di morire
Lucio Battisti, La collina dei ciliegi
Lucio Battisti, Abbracciala abbracciali abbracciati
Toni Esposito, Rosso Napoletano /  Il deserto rosso, Michelangelo Antonioni
Lucio Battisti, Due mondi
Lucio Battisti, Il fuoco
Lucio Battisti, Gli uomini celesti (ripresa)
Lucio Battisti, Eppur mi son scordato di te
Lucio Battisti, Ancora tu
Lucio Battisti, Prendila così

Une réflexion sur « I Like 2 Stay Home #5 : Lucio Battisti »

  1. Joli texte,

    J’aimerais apporter quelques précisions.

    Lucio Battisti n’a pas fait de « reprises de succès américains ». Ce sont ses compositions sur lesquelles le parolier Mogol a posé ses textes.

    Concernant « l’ Italie qui lui tourne le dos », c’est plutôt Battisti qui fuit les media. L’Italie essayant de le faire venir sur les plateaux, à la radio, la RAI ira jusqu’ à proposer plusieurs milliards de lires pour une apparition furtive. Il refusera toutes les propositions des 1972. Il continuera malgré cela a obtenir des ventes records jusque fin des années 70 et enchainera ensuite des disques expérimentaux, avant-gardiste, et par conséquent controversés.

    Pour conclure, « espace sonore », c’est un peu faible pour qualifier un album de la trempe d’Anima Latina. Cet album est stratosphérique.

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