Paris, automne ou hiver 1992/1993. Il y a du monde dans le magasin. C’est un magasin de disques, un magasin de disques dit indépendant. Pourtant, il n’est pas situé dans un quartier très rock’n’roll, à l’ombre du Panthéon, à quelques encablures de la place de la Contre-Escarpe. Il y a un peu de monde dans la boutique, deux garçons derrière l’immense comptoir, une cafetière qui fume et des gobelets posés dessus – c’est une tradition du samedi après-midi. L’un des clients affiche la vingtaine, tient un fanzine sous le bras et s’avance vers l’un des vendeurs. Il ouvre le journal et pointe du doigt une brève, en demandant : “C’est quoi, la résidence Champs – Lagarde ?” C’est amusant comme on garde en mémoire des flashes tellement précis qu’on a l’impression qu’on pourrait revivre les scènes. Dans ce cas précis, je le sais d’autant plus que je suis le vendeur en question, que le fanzine s’appelle magic mushroom, que le jeune homme est aujourd’hui un ami de presque trente ans, que la résidence est celle où j’ai grandi et que la brève concerne Terry Hall et annonce la sortie prochaine d’une compilation retraçant son parcours assez dingue (il s’agit de The Collection) en commençant par ces mots : “À Versailles, résidence Champs-Lagarde, Terry Hall est une star…”
Ce qui, vraiment, n’était pas exagéré. Parce que là-bas, dans les années 1980, il y a cette bande de copains qui se connaissent depuis l’enfance et qui grandissent ensemble. Il y a Thierry, l’ainé de deux ans et à ces âges-là, ça fait une sacrée différence. Il achète des disques régulièrement, commence un commerce de cassettes pirates (en passant des annonces dans le mensuel Best), se targue d’avoir dans ce format TOUS les concerts de New Order (nous sommes en 1983 ou 1984 et je crois que c’était vrai), a un scooter qu’il a peint aux couleurs de Movement (l’album), possède l’édition limitée de Still et vénère Talking Heads. C’est entre autres pour cette raison que le deuxième album de Fun Boy Three, produit par David Byrne, tourne en boucle dans la résidence. Avec Laurent, Gilles et quelques autres, on se retrouve le vendredi soir au tennis – oui, il y a un court de tennis DANS la résidence, on est quand même à Versailles – pour s’échanger des disques qu’on s’enregistre et qu’on enregistre pour d’autres. Waiting est tout en haut de nos charts imaginaires. Alors, on se penche sur The Specials, même si on ne découvre pas tout de suite Friday Night Saturday Morning – qui est sans doute l’une des chansons les plus justes sur le désœuvrement masculin (au moins à un certain âge). On écoute Thierry nous raconter le concert du Palace (“Oui, ils ont joué Gangsters et ils ont aussi repris The End des Doors, incroyable”) et nous expliquer que Terry a comme amoureuse une guitariste des Go-Go’s (Our Lips Are Sealed). On apprend je ne sais plus comment que Fun Boy Three passe de vie à trépas, puis la naissance d’un nouveau projet. Vous aurez beau remuer le problème dans tous les sens mais le premier album de The Colourfield, Virgins and Philistines, reste l’un des plus beaux classiques oubliés – et je ne parle même pas des faces B des singles. Pour résumer, The Colourfield, c’est un peu comme si The Pale Fountains jouait les chansons d’Echo & The Bunnymen (je dis sans doute ça parce que parfois, il y a Pete De Freitas à la batterie – et puis plus tard, pour les années solo, Les Pattinson à la basse). Il y a les passages à Rockline via la télé anglaise, il y a les interviews dans les hebdomadaires britanniques (et plus tard dans Les Inrocks encore bimestriels), il y a son surnom de Buster Keaton de la pop. Il y a Gilles qui prend Terry Hall comme modèle – on en avait chacun un, mais je ne sais plus lequel était le mien – et décide de ne plus sourire sur les photos d’identité. Il y a la fin des années 1980 et le début des années 1990 qui ne sont pas très bien négociés, avant le retour en forme, le retour en grâce, les disques solos avec quelques chansons qui devraient être légendaires – et où il aurait dû être Jarvis Cocker à la place de Jarvis Cocker (Forever J, Ballad Of A Landlord)… Par ici, Terry hall n’a jamais eu la reconnaissance qu’il mérite. Ce n’est sans doute pas cette play-list qui changera quelque chose, mais si vous avez le temps, prêtez-y une oreille. Et peut-être que vous comprendrez pourquoi, à Versailles, dans la résidence Champs-Lagarde, Terry Hall était une star. Une vraie star.