Le 10 avril 1970, je ne suis pas née. Je ne suis même pas encore à l’état de projet pour mon père et ma mère qui, par ailleurs, ne se sont pas encore rencontrés. En avril 1970, ma mère fait l’amour pour la première fois, je le sais car j’ai retrouvé son journal d’adolescente lorsque j’ai vidé son appartement après sa disparition. Le 10 avril 1970, les Beatles se séparent et si je ne suis pas sûre que cette nouvelle perturbe beaucoup ma mère, je suis en revanche certaine que mon père, ses cheveux longs et sa guitare en sont assez peinés, lui qui adorait George Harrison à qui il ressemblait vaguement. Mais de tout cela, je me fiche pas mal, je n’ai jamais été très fan des Beatles, même si comme tout le monde je peux citer un certain nombre de leurs chansons. Il y a celles que je déteste comme Ob-La-Di, Ob-La-Da ou Let It Be, et celles que j’aime beaucoup comme Sexy Sadie ou Come Together, mais il faut bien avouer que je ne me relève pas la nuit pour les écouter. Je me souviens d’avoir entendu les démos du White Album avec un garçon et d’avoir trouvé que Happiness is a warm gun était meilleure ainsi. Mais j’ai aussi souvent discuté avec un autre garçon qui qualifie les Four Guys de baltringues. Et, comme il est du genre persuasif, il a fini par m’en convaincre.
Malgré mes réticences sur le groupe, j’ai beaucoup aimé cette lecture. Même s’il ne s’agit pas du premier texte de Hugues Blineau, c’est un premier roman (c’est toujours bon de le souligner) et l’écriture est parfaitement maîtrisée, élégante et sensible. Ce n’est pas une énième hagiographie destinée aux spécialistes – qu’auraient donc à apprendre ici les fans des Beatles qui connaissent déjà cette histoire par cœur ? – mais c’est un texte littéraire, un véritable roman, avec son architecture, sa langue et ses images et c’est précisément ce qui m’a plu. La trame du récit se déroule en une seule journée, ce fameux vendredi d’avril 70, il y a 50 ans tout rond. Cela pourrait être un jour comme tous les autres et c’est d’ailleurs ce qui est écrit dès la première page, « pour tout dire, c’est comme si rien ne s’était passé ». Blineau nous dépeint ce monde qui se divise en deux, entre ceux qui pour qui cette annonce est un drame et ceux pour qui c’est à peine un fait d’actualité. Ce vendredi-là, nous suivons donc les quatre garçons. John est en colère contre Paul qui s’attribue l’annonce funeste, Paul est un peu paumé sur son canapé et cherche le réconfort dans les yeux de Linda, Ringo vient bosser comme tous les autres jours et George, au volant d’une berline lancée à toute blinde, envisage ce que sera désormais sa carrière. Tour à tour, nous les suivons dans ce moment de leur intimité, nous accompagnons leurs actes, nous partageons leurs pensées. C’est le jour où tout cesse quand bien même c’était déjà fini. C’est moche, c’est une rupture et comme toute rupture, il y en a toujours un qui croit souffrir plus que l’autre. Et puis il y a celui pour qui c’est un soulagement : l’histoire s’arrête, il était temps. C’est ainsi que j’ai lu ce livre, comme une histoire d’amour qui prend fin. C’est toujours triste un groupe qui se sépare, presque autant qu’un groupe qui se reforme. On me dira sûrement que ce n’était pas n’importe quel groupe, pas n’importe quels garçons, pas n’importe quelles chansons et je ne dirai pas le contraire, sinon on n’en ferait pas des romans.
J’ai demandé à l’auteur ce qui avait fait naître en lui le désir de raconter ce jour-là. « Seuls très peu de faits avérés du 10 avril sont présents dans les ouvrages de référence, par exemple la bio de Lennon par Philip Norman, me précise-t-il. Il y a trois faits marquants : l’article du Daily Mirror, l’interview d’Harrison pour la BBC et de la veillée devant les locaux d’Apple Records. Autour de cela, il y avait l’espace pour créer la fiction, celle de l’intime. Et puis je suis fasciné par cette question, comme une sorte d’énigme : comment se fait-il que des milliers de musiciens ont pu chercher à inventer des mélodies, sans jamais réussir à arracher à leur imaginaire quelque chose de fort, alors que Lennon et McCartney pouvaient ensemble, ou séparément, produire parfois en quelques minutes, des chansons extraordinaires ? Cette alchimie reste troublante et particulière. »
Par ailleurs, dans ce texte, il n’est pas seulement question de fantômes pop et je crois que ce sont les anonymes qui m’ont le plus touchée. La composition polyphonique du texte nous laisse reconstituer un puzzle dont les morceaux sont épars. Philip et Sue, jeunes amoureux, vont apprendre la nouvelle, se laisser des messages, se manquer, se le dire finalement autour d’un verre, alors que tout le monde sait déjà, et qu’ils ont juste envie de vivre ce basculement ensemble. Au même moment au Japon, Kyoko pense avec mélancolie à sa chanson préférée Hey Jude, la plus facile à fredonner pour elle et au prénom qu’elle partage avec la femme de John. Au même moment, en Bretagne, le jeune Jean-Philippe, qui rêve d’écrire dans Rock & Folk, apprend la séparation du groupe de la bouche de sa mère et, désœuvré, se fait pyromane d’un soir en mettant le feu à un hangar. Toute la journée, les fans, les journalistes, se presseront devant le 3, Savile Row, entre larmes et incrédulité. « Les téléphones sonnaient, les voix se cherchaient, formulant les hypothèses les plus variées (…) Le temps, lui, poursuivait sa course ». La nuit qui suivra, Philip choisira de poser Abbey Road sur sa platine, il sélectionnera la piste de Because et y trouvera, peut-être, l’esquisse d’une réponse.
Le jour où les Beatles se sont séparés est un roman qui parle des gens avant de parler de musique. C’est un roman qui parle du temps qui passe, du temps qui marque les esprits, du temps qui laisse des traces profondes dans la mémoire. C’est aussi un roman qui parle du temps qu’il fait, de la pluie de ce matin-là, de ce jour d’avril morne, des arbres qui ne refleurissent pas encore et du vent qui fait claquer les volets. Hugues Blineau met en mots la palette météorologique du désastre. Pour certains c’est une tempête, pour d’autres une simple brise. Pour tous, c’est un jour où l’histoire se dilue dans les larmes de ceux qui la pleure ou dans l’ondée qui recouvre de son spleen les rues de Londres. C’est d’ailleurs la première phrase du livre, « La pluie avait cessé de tomber », et ainsi les Beatles ont cessé d’exister.