En 1977, peu après la publication de The Beach Boys Love You, Brian Wilson s’était attelé tant bien que mal à la réalisation d’une suite potentielle intitulée Adult/Child. Une référence aux théories – pas si vaseuses, pour une fois – du bon docteur Landy selon lequel ces deux termes seraient moins à considérer comme les deux phases linéairement successives de notre existence que comme les deux pôles alternatifs d’une même personnalité. L’adulte qui assume les responsabilités et le contrôle et l’enfant qui sommeille et réclame, de temps à autre, son lot d’attentions et de soins ; l’adulte qui croit maîtriser les règles et l’enfant qui les apprend et les teste : de cette cohabitation duale et schizophrénique naitraient les plus belles créations.
A l’époque, le projet mi-cuit et les ébauches de chansons imparfaites n’ont pas survécu aux réticences de l’industrie musicale ni aux réactions offusquées de Mike Love et Al Jardine. Tant mieux, tant pis : ce n’est pas vraiment la question. Il subsiste en tous cas quelque chose de l’intuition initiale, de cette dialectique en suspens et de la nécessité vitale de relancer toujours cette même pièce, sans jamais la laisser retomber durablement sur une seule face. Trente ans plus tard, c’est bien ce même assemblage de passion inconsciente et de persévérance méticuleuse qui a permis à Guy Blackman d’enregistrer son premier et, à ce jour, son unique album solo. Et sans doute cette même flamme composite habite-t-elle aujourd’hui encore Pierre Sojdrug, animateur de l’excellent label toulousain Pop Supérette, alors qu’il s’échine à insuffler une seconde vie à ce monument négligé de l’indie-pop du XXI° siècle.
Un bébé adulte. Un homme enfant. C’est bien l’impression principale qui émane de cette photo poupine et binoclarde. Une image en partie trompeuse puisque, en 2007, Guy Blackman a déjà consacré une part conséquente de son existence active à la musique. Celle des autres, surtout. Co-fondateur en 1992 de Chapter Music, il a efficacement œuvré, avec son compagnon Ben O’Connor, au développement local puis à la reconnaissance internationale de cette scène australienne dont certains de fleurons sont devenus plus que familiers depuis : The Goon Sax, Twerps, Dick Diver, etc… A ses heures pas si perdues, il compose aussi de son côté. Des chansons qui semblent conçues comme les fragments griffonnées d’un journal de bord, où le compte-rendu presque terre à terre des trivialités du quotidien – une ballade, une rencontre, une conversation – s’entremêle avec des considérations plus réflexives et plus intimes. L’honnêteté profonde irradie constamment. Elle garantit, et c’est heureux, qu’il ne s’agit pas ici, pour le directeur du label, de céder à une tentation capricieuse en passant de l’autre côté du bureau ou de la scène pour occuper quelques instants une place d’artiste qui ne serait pas la sienne. Même si Blackman vient de ce monde où la spontanéité fait souvent loi, Adult Baby n’a pourtant rien d’une simple accumulation de fulgurances incontrôlées ou de brouillons enregistrés à la va-vite. Trois ans ont été préalablement nécessaires à mettre tout cela en forme avec l’aide d’une vingtaine de musiciens – dont Jens Lekman, invité le temps d’un duo pour Dark And Quiet Place – à peaufiner des arrangements où résonnent successivement des cuivres ou des cordes. Soigner ce qui doit l’être sans laisser transparaître le fantasme vain et stérilisant d’une quelconque perfection : c’est de cet équilibre instable que naît ici le charme. Les détours inattendus des mélodies semblent s’inventer au fil de la narration, presque de manière improvisée, un peu comme chez le Syd Barett de Dark Globe – une référence pour Blackman qui a consacré une partie de son adolescence à publier un fanzine dédié au fondateur de Pink Floyd. Dans ce décor foisonnant, la voix chemine en zigzag, assumant sans complaisance ni fausse pudeur ses approximations. On entend quelques faussetés mais surtout beaucoup de justesse et une liberté qui n’est pas sans rappeler la gravité digne des premiers Smog – Gayle ou I Still Think Of You – ou les grandes heures de l’école de Canterbury – l’humanité fragile de Robert Wyatt qui imprègne Unsteady, l’élégance nonchalante de Kevin Ayers dans cette capacité à accompagner sans complètement la rejoindre la fanfare d’Echoes, le temps d’une splendide reprise de Gene Clark. Alors qu’une suite est annoncée dans un futur proche mais encore incertain, l’urgence est d’ores et déjà de soutenir la résurrection de ce très grand album, foisonnant et méconnu.