On espérait fébrilement un album de La Comitiva, en particulier après l’écoute du magnifique For The Time Being, fil tendu d’émotion joué à la guitare sèche ; il est revenu le 5 mars dernier avec Serious, premier morceau de The Whitest Boy Alive depuis six ans et une pause qu’il avait annoncée définitive. Cherchez-le, attendez-le, et il arrivera ailleurs. Depuis vingt ans, date de notre première rencontre avec Kings Of Convenience, notre norvégien de cœur aime plus que jamais surprendre, dérouter. Ultime preuve, il publie aujourd’hui un nouvel album en duo avec Sebastian Maschat, batteur dans The Whitest Boy Alive, créé en plein chaos pandémique dans une bulle ensoleillée. Les treize chansons de Quarantine At El Gazo (Bubbles Records) sont aussi inespérées qu’extrêmement attachantes, à l’image du personnage qui raconte ces conditions d’enregistrement totalement impromptues dans cet entretien réalisé par Skype il y a quelques jours.
Ma première question pourrait être posée à chaque début d’interview avec toi, comme tu aimes échapper aux radars de géolocalisation : où est-ce que tu vis en ce moment ?
Difficile de répondre à cette question. Il y a si peu de routine dans ma vie. Pendant le confinement, je n’étais pas chez moi, mais au Mexique pour quatre mois. Ce qui en dit long sur ma vie, parce que ça ne m’a pas dérangé plus que cela, d’être ailleurs. Pour moi, la maison, ce sont les gens. Si je suis avec des gens à peu près n’importe où, je me sentirai toujours chez moi.
Tu as toujours ta maison, à Syracuse ?
Oui, c’est là où je suis en ce moment, c’est ma résidence principale. Où que je sois, quand j’ai envie de rentrer, c’est là où je vais.
Pour ce nouvel album, les choses sont presque arrivées par chance. Tu peux nous raconter comment tout a commencé ?
Nous nous rendions à Mexico avec The Whitest Boy Alive pour jouer dans deux très gros festivals. On avait récemment décidé de refaire quelques concerts, après une pause de six ans. C’était un gros contrat, d’autant qu’on ne jouait que deux fois cette année. J’étais en Norvège, et voyant comment les choses progressaient avec le Coronavirus, je me suis dit que je ne voulais pas passer par Syracuse avant d’aller à Mexico. Je suis allé directement là-bas, parce que je craignais une interdiction d’entrée au Mexique en provenance d’Europe. J’y suis arrivé très tôt, le 3 mars, et tout semblait tout à fait normal là-bas. J’ai attendu l’arrivée des autres membres du groupe, qui devaient arriver bien plus tard. Marcin et Daniel venaient d’Allemagne et d’Italie le 13 mars, et Maschat du Costa Rica le 15 mars, et le 18 mars, on devait tous aller à San Jose del Cabo dans l’état de Baja California Sur, où on était invités à être musiciens en résidence dans cet hôtel très cool, le El Ganzo. A l’aéroport, ils nous ont demandé depuis combien de temps on était dans le pays. Il se trouve que le jour d’avant, de nouvelles lois imposées par l’état de Mexico en lien avec les restrictions liées au Covid, autorisaient seulement les gens qui étaient dans le pays depuis 14 jours (moi, donc) et ceux qui arrivaient de certains pays comme le Costa Rica à séjourner. Marcin et Daniel n’auraient pas pu rentrer, et ils étaient de toute manière très nerveux par rapport à la situation, s’inquiétant de ne pas pouvoir revenir en Europe, et de voir leurs familles. Donc à la fin, il n’y avait que Maschat et moi. Nous étions également là avec notre booker mexicain, qui est également batteur. Je me suis dit : génial, je suis bloqué dans un studio avec deux batteurs, qu’est-ce que je vais bien pouvoir tirer de cette situation ? A ma grande surprise, Maschat, qui a joué de la batterie dans Whitest Boy Alive, m’a dit qu’il avait quelques chansons qu’il aurait aimé enregistrer.
Tu étais au courant ?
Je n’avais pas du tout imaginé qu’il avait passé du temps à écrire lorsque nous tournions ensemble. Quand on a commencé à travailler sur la première chanson, Wipeout, c’est devenu clair, on avait trouvé une raison d’être là. Et comme il avait de bons morceaux, j’ai eu envie d’en proposer aussi. J’avais quelques titres un peu plus anciens qui nécessitaient d’être enregistrés à nouveau, dont je n’étais pas tout à fait satisfait. C’est devenu un objectif. Alors que nous étions là, nous avons aussi écrit de nouvelles chansons. Sur Keycard, le dernier morceau de l’album, Clara Cebrian, une autre artiste également en résidence a voulu participer, et elle chante sur le titre.
Quel a été ton premier sentiment en arrivant à San Jose del Cabo ?
Ma première impression était : oh non, on est arrivés aux États-Unis ! L’endroit ressemblait à quelque chose comme Miami, mais pas vraiment non plus. Une ville touristique très américaine, où les choses ne sont pas aussi funky qu’elles peuvent l’être dans le reste du Mexique. Beaucoup de yachts, c’est un lieu ou l’on trouve énormément de pêcheurs, mais des mecs fortunés, qui sortent avec de gros bateaux pour pêcher des gros poissons. L’océan en regorge, autant pour la plongée que la pêche. On a fini par sympathiser avec les plus petits pêcheurs, qui nous ont montré les lieux plus reculés, et surtout la nature environnante. Aux alentours, c’est tellement désert, contrairement à la ville. Des kilomètres de plage désertes. On a fait des road trips incroyables sur ces routes poussiéreuses le week-end, avec l’impression d’être dans le Wild West, ou sur une nouvelle planète. Et plus encore quand on se rendait compte que le reste du monde était complètement coupés de nous. On ne savait ni comment ni quand ça allait évoluer, d’autant que la situation ne faisait que s’empirer. Mais nous étions heureux dans cet isolement, on était au final une famille de quatre personnes liés par la quarantaine : Maschat, Jorge, Clara et moi. Finalement, quatre personnes, c’était parfait, le cercle social était suffisant pour qu’on se sente bien.
Est-ce que le contexte anxiogène et l’absence de perspective t’ont touché dans le processus de création ?
Honnêtement, non. Je comprends très bien que c’était le cas de ceux qui ont traversé des temps difficiles. Mais ironiquement, pour ma part, ce moment ne l’a pas été. Dans ma vie, je suis tout le temps confronté à tant de choix. Entre Berlin, la Norvège, Syracuse, je suis toujours le maître de mes propres choix. Et c’était formidable de n’avoir aucun choix à faire à un moment. Le seul que j’ai fait a été de rester là-bas et de ne pas retourner en Europe. Quoi qu’il en soit, les transports ont été annulés, donc il n’y avait pas de retour envisageable. Parfois c’est bon de ne pas avoir à choisir, et de devoir se laisser guider par la société ou la nature. « Désolé, je ne peux rien y faire… » C’était une manière si particulière de se laisser aller, ça m’a procuré un sentiment de paix inattendu.
Pour toi, est-ce qu’on peut être plus créatif dans un contexte de restriction ?
Créatif n’est pas le bon mot, je dirais productif. On était très concentrés. C’était magnifique, car ce moment aurait pu être le plus ennuyeux de ma vie si on n’avait pas eu ce studio à disposition et cet objectif d’enregistrer ces chansons. Tout cela a rempli ma vie de sens à ce moment précis. Maschat m’a choisi pour enregistrer ces superbes morceaux, alors je me suis dit, allons-y, concrétisons tout cela ensemble. Toutes ses chansons étaient déjà écrites. Nous avions décidé quelques changements, et je me suis glissé dans la peau de producteur pour l’occasion. Coupons un peu ici et là, remplaçons cette idée par une autre. J’ai écrit deux chansons (Only Just Begun et Quarantime) et d’autres comme Butterflies étaient inachevées, et en les enregistrant, nous les avons finalisées. En écrivant des chansons, elles ont souvent besoin d’un peu de temps pour murir. Il se peut d’ailleurs tout à fait que certaines choses écrites à ce moment-là reviennent dans le futur.
Comment vous êtes-vous répartis le travail, avec Maschat ?
Il s’agissait d’une forme de ping-pong, on travaillait à tour de rôle sur ses chansons puis sur les miennes. Il y avait aussi le propriétaire de l’hôtel, Bear Kittay, qui joue de la guitare et chante dans les choeurs. Nous avons aussi enregistré des morceaux à lui, il est quasiment devenu un troisième membre dans ce duo. C’est ce qui était extrêmement plaisant dans cette expérience, c’est comme si on était un groupe de la Motown : celui qui attend en se demandant quelle chanson il va chanter aujourd’hui. Une avant le déjeuner, une après. Maschat est un batteur à la base, mais il ne joue absolument pas de batterie sur ce disque. C’était le moment pour lui de faire tout ce qu’il n’avait jamais pu faire avant. Il a pris beaucoup de plaisir à jouer des claviers, des percussions, de la guitare…
Quelle était votre routine ?
On était très ouverts à se faire guider par le courant, et à juste essayer des choses. On était en studio de quatre heures à minuit. L’ingénieur du son avait une femme qui travaillait à la maison et un enfant de 3 ans, et devait s’occuper de lui le matin. Par conséquent, le rythme était très étrange. On se réveillait, on prenait des petits déjeuners incroyablement longs en écoutant les enregistrements de la veille en faisant des plans pour améliorer les choses. Et le soir, on avait toujours une coupure au moment du coucher du soleil vers vingt heures pour le regarder, et on redescendait dans notre studio au sous-sol, sans fenêtres.
Pourrait-on dessiner une carte des influences qui figurent sur cet album ?
Oui, je pourrais tout à fait dessiner une carte, il y en a tellement ! Par exemple, Dharma est un mélange entre la Cumbia mexicaine et la culture indienne. (Rires) Il y a vraiment énormément de destinations dans nos références. Mais bon, on est en 2020, dans un monde post-moderne ou l’on mixe tout ensemble. Tout le monde écoute de la musique de partout à travers le monde. En particulier les musiciens, donc pour nous, la localisation n’existe plus vraiment. Prends l’exemple de la musique brésilienne, elle vit surtout au dehors de ses frontières. Là-bas, ils jouent des trucs pop rock et ils produisent de la trap. Il s’en foutent presque de leur propre musique, donc on est tous responsables de la persistance des cultures musicales. Si tu aimes cette musique, écoute-la. Évidemment, c’est parfois difficile en fonction de ton origine. Les Allemands qui rappent, par exemple… ça peut parfois paraitre étrange. Mais tant que tu y mets suffisamment ton ressenti, ton expérience, ça peut avoir du sens. Tout dépend de ce que tu fais. Est-ce que tu racontes ta propre histoire à travers le genre musical d’une autre culture ? Est-ce que tu essayes de raconter l’histoire de cette autre culture musicale ? Es-tu un blanc essayant de chanter comme si tu étais né dans le ghetto à Chicago ? Beaucoup moins intéressant, du coup… Tout comme les accents : pour moi, cela a beaucoup plus de sens de garder son accent, pour que l’on comprenne clairement d’où tu viens.
Est-ce que c’est toujours clair dans ton esprit lorsque tu composes, à quel projet est destiné tel morceau ?
Beaucoup de mes chansons ont une forme de fluidité quant à leur destination, à savoir à quel projet elles seront destinées. Comme j’ai beaucoup de projets, je me pose souvent cette question. Par exemple, pour le morceau Price, c’était tout d’abord une demo sur mon ordinateur, puis j’ai essayé de travailler dessus avec Eirik de Kings Of Convenience, et on a ajouté le chorus au milieu. Mais nous n’avons jamais réussi à l’enregistrer d’une façon complètement satisfaisante. J’ai réessayé avec mes amis de La Comitiva, et on y a rajouté cette atmosphère italienne qu’on retrouve à la fin de la chanson. Au fil de ce processus de maturation, je me suis finalement décidé à retirer des éléments, afin de resserrer un peu plus le morceau, car il était plus long à l’origine. Tu sais, c’est parfois un long chemin, et j’ai de la chance d’avoir tous ces musiciens autour de moi qui me donnent différentes idées. Quand je lutte avec un morceau, c’est toujours bien de le jouer avec des gens qui ne l’ont jamais entendu avant.
La sublime version confinée de For The Time Being avec La Comitiva
Tu as finalement travaillé dans des conditions d’urgence, puisque le disque sort déjà aujourd’hui. Comment vois-tu l’avenir, comment cela a changé ta manière de travailler sur tes autres projets ?
Je n’ai jamais enregistré et sorti un disque aussi vite que celui-là. C’est incroyablement rapide, et étant un album de confinement, je voulais le sortir alors que certains pays sont toujours dans cette phase-là. Avec d’autres projets comme Kings Of Convenience, nous avons un album qui devrait voir le jour en 2021, cela fait cinq ans qu’on travaille dessus, et c’est compliqué. Eirik a une vie de famille intense, avec trois enfants. C’est difficile de combiner les choses, mais maintenant c’est plus ou moins fini. Quand nous aurons sorti ce disque, je mettrai mes efforts pour finir celui-là. Et après, on se consacrera à remonter sur scène, depuis tout ce temps, on a souvent joué le même répertoire, mais cette fois, on aura de nouveaux morceaux. Avec La Comitiva, nous avons aussi un projet d’album que j’aimerais terminer au courant de l’automne. Tout cela a lieu à la place des tournées : beaucoup de concerts ont été annulés mais certains sont maintenus plus tard dans l’année. J’ai décidé de ne pas jouer en live, parce que ces concerts auront probablement lieu dans des conditions altérées. Je trouve simplement que c’est mieux pour moi de passer ce temps à composer et à enregistrer. J’aurai tout le temps de tourner lorsque les choses reviendront à la normale, enfin je l’éspère.
Merci pour cette interview, quel liberté de ton, de mélanges et d’humeurs.
Un régal !
J’écoute depuis les débuts et j’avoue que Erlend est une source légère et riche d’inspiration.
Un artiste collaboratif, ingénieux et rare.
L’album est un bijou.
De rien 🙂 Quelques autres articles à lire sur Kings Of Convenience chez nous en passant !