Elsa Kuhn : In Felt She Trust

De salles de concert en disquaires (notons également le rayon chat du supermarché), Elsa Kuhn ne manque jamais un détour par un magasin de couture. Feutrine et fils de toutes les couleurs sont la base de son œuvre : des albums de légende réinventés par sa main précise, avec un soin du détail incroyable. Depuis son atelier-cocon de Bastille, elle prête son inspiration à ceux dont la musique est, comme elle, essentielle à leur vie. Après une exposition au Yeah Festival l’an passé, la voici en région parisienne pour l’édition 2023 du BBMix, qui accueille ce week-end A Certain Ratio et Arab Strap à Boulogne Billancourt. En guise de présentation quatre étoiles, nous vous proposons le texte d’introduction à son livre publié aux éditions Le Boulon, signé par JD Beauvallet. Comme le disait notre bien-aimé Etienne Greib, également en préface de ce livre : « Ce n’est pas rien. »


Smells Like Feutrine Spirit par JD Beauvallet (journaliste)

C’est la haute-couture anglaise : provocatrice, absurde, politique ou obsessive, elle détourne en slogans ou en hommages emmourachés des techniques sages d’autrefois. Du point-de-croix radical à la feutrine toc-toc, des hordes hardies de femmes dissipées et désormais internationales se sont emparées des outils-à-mémé pour hurler, de joie ou de colère. Leurs tissus étirés sont leurs murs, là où d’autres partagent leurs coups de cœur, leurs coups de rage. Ce n’est pas vraiment du street-art, mais l’esprit reste la même. Servir de transmission, de relais, dissoudre le gris qui envahit. Ce n’est pas de la street-culture, mais c’est définitivement de la street-couture.

Le genre possède forcément ses ramifications, ses sous-mouvements comme ses stars. L’une d’entre elles, la turbulente Lucy Sparrow a ouvert des magasins pour exposer et vendre ses créations : un sex-shop, une pharmacie, une supérette… Toutes étagères remplies de milliers de répliques en feutrine des produits habituelle- ment en vente. Je lui proposai un jour de se lancer dans la réalisation d’un magasin de disques, avec des milliers de pochettes maniaquement reproduites. Elle en sauta de joie, avant de se rendre vite compte qu’une Française s’était déjà lancée dans ce genre de révérence à sa propre discothèque. Avec un soin inouï pour le détail de pochette, elle avait déjà alors découpé, monté, cousu avec piété un genre de discothèque idéale : Leonard Cohen, Sufjan Stevens, Stooges, Fugazi, Jonathan Richman (que je regrette encore), Snoop, Eno, Marvin Gaye ou Clash. Soudain, le rock le plus hardcore, la pop la plus aigre, la soul la plus mélancolique retombaient en enfance, à cet âge où les angles ne sont jamais aigus, les regards ja- mais perdus. Plutôt que de chercher la faille, la cicatrice intérieure de ces artistes, la Parisienne en arrondissait les lignes brisées, en éclairait de teintes vives et candides les perspectives. C’est doux, sous-titré doudou.

« Je résiste à tout, sauf à la tentation », écrivait un autre Anglais excentrique.
Je me le cite à chaque fois que je craque, c’est mon acte de contrition à moi.

Et j’ai craqué, sans regret tant leur présence face à mon bureau apaise la vie, pour trois de mes albums cultes ainsi filtrés par la feutrine. Deux Velvets, parce que c’est mon ying, mon yang, mon ping, mon pong, mon hong, mon kong… Et un Feelies, parce que cette pochette, celle du premier album Crazy Rhythms, plus encore que sa musique carabinée, incarne une insouciance, une innocence et une pureté ligne claire que tant de groupes de pop geek, de rock nerd singent sans succès depuis plus de quarante ans. Et In Felt We Trust, elle, avait ressenti ce côté magnifiquement largué, irréel des Feelies. Un groupe qui n’existe pas, si ce n’est dans une BD de Chaland où ils ne seraient que 2-D. « There’s a kid I know but not too well/He doesn’t have a lot to say » chantaient les Américains. Vous ne trouverez pas d’eux interview plus personnelle, plus intime que cette phrase. « Les Feelies, il faut mieux les avoir en photo qu’en pension », aurait répondu mon père. Il y a encore mieux que la photo : la feutrine.

Si Elsa, In Felt We Trust pour son public, décide un jour d’ouvrir enfin ce magasin de disques, je lui propose un nom : Smells Like Feutrine Spirit.

Tous les visuels et le texte sont extraits du livre In Felt We Trust par Elsa Kuhn, publié aux Editions Le Boulon.


Elsa Kuhn : In Felt We Trust présente ses œuvres dans une exposition au festival BBMix ce week-end au Carré Bellefeuille à Boulogne Billancourt.

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