Au milieu, une rivière. 

L’immense Brian Eno sur scène hier soir pour sa première tournée en 50 ans de carrière solo.

Brian Eno and The Baltic Sea Orchestra /  Photo : Camille Rousseau
Brian Eno and The Baltic Sea Orchestra / Photo : Camille Rousseau

La musique de Brian Eno est une traversée permanente des idées, des sentiments, des apparences, du monde tel qu’il est perçu et vécu. Prise dans la pop et dans l’invention de l’ambient, elle déroule, 45 ou 50 ans après ses débuts, un entrelacs sonore qui n’a rien de nostalgique mais se déploie avec une acuité précise, élevant la façon d’entendre le monde. Ce soir à la Seine Musicale, salle qui semble hors de portée du monde, Eno a donné un concert avec grand orchestre, reprenant son album The Ship, narration chantée atmosphérique autour d’un récit marin, dont on peut tout ignorer mais qui s’impose subrepticement à vous.

Au milieu des musiciens, Eno ne dirige pas, il participe, il chante, il est là, au milieu d’eux. Sa présence suffit-elle ? Elle absorbe en tout cas l’écoute et la dirige. Une beauté surgit du son, du milieu même du son, à la façon d’un cours d’eau qui emporte tout, petit à petit. Fidèle au disque original, Eno chante aussi la reprise qu’il y avait posée : I’m Set Free du Velvet Underground, grand morceau à propos de la beauté des illusions, des passages entre les états, des façons d’avancer, dans les histoires. En contrepoint immédiat, après avoir conclu The Ship, Eno reprend son plus beau morceau, sans doute le plus beau morceau du monde d’ailleurs (croyez-nous sur parole et via YouTube) : By This River que l’on trouvait sur la face B (ambient) de son chef d’œuvre Before and After Science et qui avait été écrit et joué avec le duo allemand Cluster. Repris d’une voix amochée (« j’ai une grippe » annonce Eno), le morceau trouve avec l’orchestre une vie encore plus flottante et majestueuse, une incise dans la vie, comme un sentiment amoureux qui revient, sans cesse, lancinant et délicat. Au bout du concert, Eno revient sur terre et rappelle à quel point il est difficile de faire un concert pendant qu’une guerre se joue au Proche-Orient. « Sortez manifester » intime-t-il, suivi par les applaudissements de la salle.

Est-ce si dérisoire de jouer de la musique pendant qu’une guerre se déroule ? Une musique qui pourrait être celle d’un Titanic en train de couler ? La musique d’Eno était plutôt ce soir celle d’une élévation des esprits, une musique jouée par des spectres qui savent que la beauté demeure au long des années et que les moments vécus face à une telle maestria atmosphérique demeurent si ancré en vous qu’ils vous, littéralement, désarment. C’était beau, c’était unique, et céleste. Une amie m’envoie le lendemain matin une photo de l’orchestre pris dans le noir mais tourné vers la lumière : « ce moment ! » écrit-elle. Un moment de grâce, un moment d’amour pur, par le milieu de nos rivières.


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