Buck Meek : « Jouer de la guitare est instinctif et cathartique »

Buck Meek / Photo : Clément Chevrier
Buck Meek / Photo : Clément Chevrier

On avait rencontré Buck Meek à l’occasion de la sortie de son inépuisable et pourtant discret deuxième album, Two Saviors, discret quand on l’envisage à la mesure de l’audience que Big Thief draine désormais. Si le guitariste se met dans le groupe susmentionné au service des chansons d’Adrianne Lenker, des traces de son propre songwriting, à la fois sinueux et lentement, étonnamment évident, n’ont jamais cessé d’apparaître sur les disques de la formation. La dernière en date n’étant pas la moindre, le classique instantané et signé à quatre mains Certainty, sur le non moins instantané et non moins classique Dragon New Warm Mountain I Believe in You.

Two Saviors était un disque pré-Covid de deuil et de guérison, dont les chansons rustiques mais élaborées avaient suscité comme d’autres et par les circonstances des échos particuliers et inattendus, précieux. Les mêmes circonstances ont malheureusement empêché toute tournée pour jouer in extenso cet americana hors du continent américain, Big Thief reprenant par la suite son rythme de croisière, l’équivalent assez exact du Never Ending Tour de Bob Dylan – que Meek a même fini par accompagner en playback pour l’étrange version filmée de Shadow Kingdom.

Son dernier et récent album solo en date, Haunted Mountain, est un autre genre d’histoire : inspiré par une nouvelle relation, Meek fait le pari de rendre compte des affaires du cœur du côté réputé le plus glissant, celui des jours heureux et des lendemains. Si on admet une tolérance pour ce versant des vies, alors le disque est hautement recommandable, recommandé, délectable : le bonheur n’est pas moins complexe que la tristesse, et les horizons s’y cachent derrière autant de plis et d’instants.

Entouré de son groupe habituel (Austin Vaughn, Ken Woodward, Dylan Meek, Adam Brisbin et Mat Davidson, le leader de Twain, également en charge de la production cette fois-ci en plus du pedal steel), Meek n’en fait pas moins évoluer l’allure de la barque : les chansons bénéficient d’un son nettement moins brut et de la collaboration de Jolie Holland à l’écriture de cinq titres, qui ajoute ses mots et ses airs à ceux des flux de conscience et de mélodie habituels du guitariste. Les paysages s’en trouvent d’autant plus riches, du tubesque – dans un monde où les routes ne longent pas que des zones commerciales et des lotissements – Haunted Mountain à Lullabies, évocation étonnante de l’amour filial et de la dévotion, jusqu’à la dernière plage, The Rainbow, mise en forme et en musique réussie d’une ébauche laissée par l’immense Judee Sill.

Buck Meek
Buck Meek

Avant de plonger dans l’enregistrement de l’éventuel prochain disque de Big Thief, Meek a parcouru l’Europe pour la première fois en compagnie de ses musiciens, donnant au Hasard Ludique un concert mirifique devant un public retourné, d’âges et de genres beaux et mélangés – following queer de Big Thief oblige. Adam Brisbin notamment a pallié l’absence du piano de Dylan Meek tout en assurant des acrobaties mathématiques aussi évocatrices que celles de Robbie Robertson, tandis que Buck Meek se gardait les rythmiques. Comme on le dit dans ces moments parfaits, c’était montagnes et vallées, chaque chanson. Avant ces acrobaties du cœur, le songwriter et guitariste nous a donné quelques minutes afin d’évoquer ses dernières aventures en date.

Qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer un troisième album ?

Buck Meek : Les chansons arrivent comme des chapitres. En passant un an ou deux à en écrire, il arrive un moment où la coupe est pleine, et où j’ai besoin de les enregistrer pour faire de la place aux nouvelles. Comme si elles n’étaient pas achevées sinon. Même quand une chanson est finie, que les paroles sont finies, la jouer avec un groupe, l’enregistrer, l’externaliser en quelque sorte, permet de la lâcher et de faire de la place.

Préparer la sortie d’un disque demande beaucoup de travail vraiment différent d’écrire et de jouer des chansons, très cerveau droit, qui pour moi rend difficile l’écriture dans cette période. Jouer demeure très fun, en revanche. Jouer de la guitare n’a rien à voir avec l’écriture, c’est instinctif et cathartique. Je joue depuis l’âge de cinq ans, c’est comme une thérapie, et j’ai donc joué beaucoup de guitare dans l’année de préparation de la sortie du disque, mais je n’ai pas écrit beaucoup, j’ai dû me forcer, participer à des groupes de songwriting avec des ami·es, comme le A-song-a-day Project.

Mais voilà : c’est étrange d’enregistrer un disque et ensuite de devoir passer une année entière à faire des trucs comme rédiger une biographie et une description. Il m’est difficile de décrire la musique, mais je dois le faire, car dans la presse beaucoup de journalistes partent de la bio, et je vais beaucoup la retrouver, recyclée. Ainsi, pour les deux premiers albums, j’ai engagé un rédacteur pour la bio sans beaucoup y réfléchir, les articles ont commencé à sortir et je ne me reconnaissais pas dans ce qui était écrit, parce que la personne qui avait fourni la bio ne connaissait pas les chansons et leur histoire aussi bien que moi. Depuis, je fais en sorte de l’écrire, ou au moins d’être bien plus impliqué.

Ça ne me pose pas de problème que les journalistes collent à la bio faute de temps ou d’investissement, mais ça me motive à l’écrire moi-même.

Haunted Mountain, Buck Meek, 2023.
Haunted Mountain, Buck Meek, 2023.

Haunted Mountain est beaucoup moins lofi que le précédent, Two Saviors. D’où est venue l’idée d’enregistrer dans un studio ?

Buck Meek : L’écriture des chansons de Two Saviors s’est trouvée être un genre de processus de guérison après une perte, la fin d’une relation. Quand j’ai demandé à Andrew [Sarlo] de produire l’album, il a accepté à la condition de le faire de façon lofi ou midfi, sur un huit-pistes à bandes et avec des micros dynamiques, très rapidement et dans une maison. Je crois qu’il voulait presque capturer le deuil. Je me sentais un peu sous l’eau, et j’avais envie d’en sortir. Alors que les chansons de Haunted Mountain sont venues d’un endroit ouvert et joyeux, et ont essayé de regarder sérieusement l’amour dans les yeux, mais aussi son effet, depuis le cœur. Ce qui n’est pas forcément toujours joyeux, mais je suppose que je voulais capturer ces sentiments avec la plus haute fidélité. Et donc nous avons enregistré au Sonic Ranch, qui a cet équipement incroyable, dans un endroit complètement paumé dans le désert, au milieu d’un immense verger de noyers de pécan. Il est très facile de s’y concentrer : il n’y a aucune distraction.

Matt Davidson, qui joue du pedal steel dans votre groupe, a produit cette fois-ci, et a mis en place des règles particulières.

Buck Meek : Oui : pas de téléphones dans la salle de prise, et pas de conversation non plus. On pouvait blaguer et se marrer, mais on faisait en sorte de ne pas parler de la musique de façon critique dans la pièce où on enregistrait. Il voulait que la musique parle d’elle-même, et il pense qu’elle se débrouille très bien toute seule.

Vous avez dit que les mots portent beaucoup de significations souterraines, au-delà d’eux, dans les espaces qu’ils ouvrent. Pourquoi écrivez-vous des chansons, et pas d’autres formes textuelles, prose, poésie ?

Buck Meek : Il y a quelque chose dans la mélodie qui sanctifie les mots. Mélodie et harmonie contiennent tellement d’informations, elles donnent beaucoup de contexte dans un espace très efficace, au point qu’il me semble pouvoir comprendre le sens d’une chanson même sans connaître la langue dans laquelle elle est chantée. C’est efficace et direct. Il y a tellement de musique française que j’adore et que je ne comprends pas, mais que je sens que je comprends ! Donc voilà une partie de la réponse. Je joue de la musique depuis tout petit. Je n’ai commencé à écrire des chansons qu’à l’adolescence, mais j’ai toujours aimé raconter des histoires. Mon grand-père était un incroyable raconteur d’histoires, mon père l’est aussi, ma grand-mère l’était aussi. Mes grands-parents étaient professeurs de littérature et de mythologie, donc je suppose que c’est arrivé naturellement. Aussi, j’ai toujours aimé voyager, et j’ai toujours voulu voyager aussi loin que possible, et la musique est un moyen, une langue internationale, et une monnaie d’échange. La musique et les chansons m’ont permis de parcourir le monde sans argent, de dormir sur des canapés dans tellement d’endroits. D’être nourri. D’échanger des chansons contre un repas, un endroit où me poser, l’hospitalité. Et il y a dans cette transaction quelque chose qui paraît finalement équitable. Je suis sûr qu’il y a des gens qui vivent quelque chose de similaire avec l’écriture de poésie ou de romans, pour moi c’est la musique. Et c’est cool. La musique est cool. Tu peux bouger dessus.

Dans le clip de Haunted Mountain, tourné à Sonic Ranch, on voit derrière vous un poster de La Montagne sacrée de Jodorowsky. L’avez-vous mis là pour la référence ?

Buck Meek : Oh mince, je n’avais pas remarqué ! Non, il était déjà là, le fils de Jodorowsky a beaucoup enregistré à Sonic Ranch, c’est peut-être lui qui l’a offert au studio. La chanson existait déjà avant l’enregistrement, mais ça a pu avoir un effet inconscient sur le choix de son titre pour l’album. J’adore Jodorowsky. Je viens de regarder le documentaire sur son Dune, tellement beau.

Oui : “Je veux des guerriers spirituels !”

Buck Meek : Absolument ! Il paraît qu’il lit le tarot à Paris. Je voudrais lui rendre visite.

Jolie Holland
Jolie Holland

Comment en êtes-vous venu à travailler avec Jolie Holland [co-autrice de cinq des chansons du disque] ?

Buck Meek : Jolie Holland était l’une de mes héroïnes dans le songwriting quand j’étais adolescent. J’ai d’abord écouté Escondida à la radio à Austin, Texas, quand j’avais peut-être seize ans, son deuxième album, elle a eu un énorme impact : elle fait partie des gens qui m’ont vraiment donné l’envie de devenir songwriter. Je jouais de la guitare depuis une dizaine d’années mais je commençais à peine à écrire des chansons, et écouter Escondida était tellement puissant ! Elle avait cette incroyable relation avec les mythes et l’histoire, cette compréhension profonde du folk américain, du folk irlandais, du rock’n’roll, de tellement de genres obscurs de littérature et de poésie, ce savoir encyclopédique, et un remarquable sens de la prose dans son écriture. Elle est devenue un modèle. Et quand j’ai déménagé à New York en 2012, elle donnait des cours de songwriting chez elle. J’y suis allé pour une leçon, et nous sommes devenu·es ami·es, avant de commencer à écrire ensemble une dizaine d’années plus tard. Elle accueille un cercle de songwriting chez elle à Los Angeles tous les jeudi, auquel j’ai participé, où les gens partagent leurs nouvelles chansons. Et elle a chanté les deux premiers couplets de Haunted Mountain. La chanson n’était pas finie, et comme je ne pouvais pas me la sortir de la tête, je lui ai demandé si je pouvais écrire un troisième couplet, que j’ai écrit et lui ai envoyé, et qui a inauguré notre collaboration. Ses disques sont incroyables : Catalpa, le premier, un de mes disques préférés, Escondida, et tous les autres.

Qu’est-ce que ces cours de songwriting vous ont apporté ?

Buck Meek : C’est marrant parce que je n’ai finalement pris qu’un seul cours avec elle. Ma première question était “comment dépasser un blocage d’écriture”, et sa seule réponse a été “enchaîne-toi au piano”. C’était tout. Mon autre question portait sur une chanson que je traînais depuis des mois, qui avait un refrain et deux ou peut-être trois couplets, une chanson que je n’arrivais pas à finir et qui me rendait dingue, qui ne me paraissait pas assez longue, et ça me mettait la pression. Je l’ai jouée et elle m’a dit “elle est finie, c’est bon”. Et c’était tout. Et ça a révolutionné ma relation au songwriting, d’entendre que je pouvais faire confiance à mon instinct. Et travailler dur. C’est tout ce qu’elle m’a donné. Depuis, j’ai pris quelques cours sur cet incroyable site créé par des ami·es, School of Song, où j’ai aussi donné un séminaire sur le jeu de guitare. Le site propose des workshops en ligne par des songwriters, sur Zoom. L’idée est que chaque songwriter  partage ses propres méthodes, et c’est intéressant car toustes ont des façons très différentes de faire, mais le point commun entre tous les cours que j’ai pu suivre, c’est qu’il s’agit de faire confiance à son subconscient et de s’enlever un peu du chemin. Quand tu commences à te remettre en travers, à suréfléchir, c’est que le boulot est fini et qu’il faut s’arrêter.

N’est-ce pas aussi le cas parfois quand il s’agit d’enregistrer ?

Buck Meek : Absolument. J’en suis persuadé. Il y a une ligne si fine, que tu dois… Il y a l’intention. Tu as besoin d’avoir une intention et de travailler vraiment dur, mais d’une certaine façon aussi de te contrôler pour ne pas tirer dessus à mort jusqu’à l’étrangler. C’est pour ça que, sur Two Saviors, on a tout enregistré en sept jours. Chaque matin, on jouait toutes les chansons d’une traite, on s’arrêtait pendant sept heures, et on reprenait le soir, pareil, on jouait toutes les chansons une seule fois, d’une traite. On a fait ça sept jours de suite afin de garder pour chaque chanson l’impression d’une première prise, sans refaire et refaire et refaire, et finir par la tuer. Pour le dernier disque, on a fait en sorte de retrouver ça, on jouait chaque chanson deux ou trois fois maximum, et on passait à une autre. Tu ne veux pas passer la moitié de la journée à discuter de quelle prise est la meilleure. Il vaut mieux y revenir le lendemain, tout simplement.

Judee Sill
Judee Sill

Comment avez-vous “coécrit” une chanson avec Judee Sill ?

Buck Meek : Judee Sill est l’une de mes héroïnes depuis longtemps. Elle est morte très jeune. Ces documentaristes qui lui consacrent un film étaient en contact avec sa famille, et avaient accès à un journal rempli de textes inachevés, qu’il m’ont donné en me demandant de mettre en musique certains de ces textes. La toute dernière page, la toute dernière entrée de ce journal, est datée de quelques semaines avant sa mort. C’est une chanson inachevée consacrée à son ex et à sa fille, dont elle était très proche. Mais il n’y a pas de mélodie, pas d’accords, et le texte n’est pas fini, à l’état brut. Donc j’ai seulement réorganisé le texte en forme de chanson, et écrit une mélodie et des accords dont je pensais qu’elle aurait pu les écrire, quelque chose à sa façon. C’était un honneur. [Sill avait mis au point pour ses compositions un système de correspondances entre sentiments d’une part, et mouvements harmoniques d’autre part, sur lequel Meek s’est appuyé.]

Merci en tout cas d’être venu jouer jusqu’ici avec vos musiciens.

Buck Meek : Merci. Je m’endette pour cette tournée, c’est tellement cher de faire venir un groupe. Mais c’est vraiment important pour moi. Je souhaite que les gens puissent écouter le disque joué avec le groupe complet, ça a tellement plus de sens. Ça fait dix ans qu’on joue ensemble avec Matt [Davidson] et Adam [Brisbin], les autres sont arrivés peu à peu, Sam Doors est à la batterie parce qu’Austin [Vaughn] ne pouvait pas venir cette fois-ci, mais vraiment les chansons ont besoin d’être jouées par les gens qui les ont enregistrées, autant que possible.


Haunted Mountain par Buck Meek est sorti sur le label 4AD

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