Stéphane Milochévitch : « L’important est de rester soi-même à tout prix »

Stéphane Milochévitch / Photo : Philippe Mazzoni
Stéphane Milochévitch / Photo : Philippe Mazzoni

Si vous lisez Section26, vous savez combien on a adoré l’arrivée de Stéphane Milochévitch dans le paysage francophone de la chanson d’ici, sous le nom de Thousand bien sûr, avec deux disques Le tunnel végétal (2018) et Au paradis (2020) et cette suite qui en est une sans l’être, La bonne aventure, sous son propre nom. C’est toujours sur le label Talitres, fidèle refuge bordelais de cette aventure qui prend des proportions inespérées (un article du journal Le Monde, des passages sur France Inter…), mais compréhensibles tant l’ex-Thousand donne le vertige avec sa chanson incroyablement personnelle et sa façon d’écrire kaleïdoscopique : télescopage d’images, d’expressions, de mots, de couleurs, sans cesse en mouvement, toujours différent d’une écoute à l’autre. On avait évidemment envie de lui poser quelques questions, avant son premier concert parisien au Point Ephémère  sous son nouveau patronyme, jeudi 23 novembre.

Stéphane Milochévitch : Je ne vis plus à Paris, mais j’y suis en ce moment, je répète pour notre premier concert à Marseille (qui a eu lieu le vendredi 10 novembre, NDLR). Nouveau groupe, nouveaux morceaux. Beaucoup de nouvelles choses à apprendre. Ce mois-ci, je me suis dégagé du temps pour faire de la musique. Parce que sinon, je n’ai pas vraiment un quotidien de musicien, je travaille, et je fais de la musique pendant mon temps libre, même si je l’ai toujours à l’esprit.

Tu n’es pas intermittent grâce à la musique ?

Stéphane Milochévitch : Du tout. Et je ne cherche pas à l’être. Je n’ai jamais voulu ça. À Grenoble, quand j’étais tout jeune, j’ai joué avec des musiciens plus âgés qui avaient fait leur carrière dans des groupes indés, et ils n’avaient pas la vie facile. Ça m’a fait décider une chose : ne jamais faire ça de ma vie. Toute ma démarche est liée à ça, me tenir éloigné du milieu de la musique. Bien sûr, je joue avec des musiciens professionnels, mais ils doivent composer avec mon emploi du temps. Et pour cet album, j’ai promis à Sean Bouchard de Talitres de bien faire les choses, d’accepter les dates, de faire des concerts ! Ce mois-ci, par exemple, je me consacre aux répétitions, aux concerts, à la promotion, j’ai mis mon « vrai » travail entre parenthèses.

Tu as un tourneur ?

Stéphane Milochévitch : Oui, c’est Azimuth productions, un tourneur qui a une vision assez large, dans le sens où ils ne font pas que les indés, ils s’occupent à la fois d’artistes mainstream et de groupes du label Born Bad, par exemple. Ça nous va bien. Ils travaillent sur une tournée pour 2024. Mais comme dit, je ne suis pas mort de faim, je laisse venir tranquillement. Comme je n’ai jamais beaucoup tourné, mon nom ne circule pas vraiment chez les programmateurs de salle. Ils ne connaissent pas ma musique autant que la presse et certains médias qui réagissent maintenant plutôt bien à la sortie des disques. Il y a un travail à faire de ce côté-là. Peut-être que ça viendra, ou pas. Ce sont deux réseaux très différents.

Du fait de cette distance que tu as instaurée avec le métier, est-ce que tu te crées un personnage pour te protéger ?

Stéphane Milochévitch : Non, au contraire. L’important est de rester soi-même à tout prix. Pour cet album, je joue sous mon nom propre, ça va encore plus dans ce sens. Je voulais en finir avec Thousand, un nom qui pouvait justement sonner comme un personnage fictif. Je ne voulais plus de sobriquet, surtout que je ne me vois pas du tout comme un artiste ou un chanteur. Certains artistes imaginent sans doute qu’ils sont sur scène ce qu’ils sont dans la vie, mais ce sont des instants très particuliers, ritualisés, qui ont un rôle précis pour le public, pour la personne qui monte sur scène. Quand tu en descends, ça s’arrête, il faut en être bien conscient.

Après, tu accèdes quand même à une certaine forme de notoriété, tu n’es pas non plus l’outsider en retrait du monde, celui qui fait ses petites cassettes artisanales dans son coin…

Stéphane Milochévitch : Oui, mais quand tu ouvres Le Monde et qu’il y a ta tête dedans, c’est sympa pour rigoler avec les copains, mais ça ne dure qu’une journée. J’ai une vie à côté, la même que tout le monde. Et à la limite, en restant éloigné de tout ça, la musique garde un côté magique et j‘essaie de préserver ça. Dans un même mouvement, c’est ce qui me tient éloigné aussi de la technique, je ne connais pas le solfège, je ne sais pas les notes que je joue sur mon manche, et quand j’envoie mes démos à Olivier Marguerit, c’est lui qui les déchiffre. Je préfère ne pas trop connaître les règles, les systèmes… Alors bien sûr, à force, je reconnais les accords, mais si je me surprends à reproduire un motif déjà connu, ça me bloque. J’essaie de me concentrer sur la mélodie par exemple, sans savoir si c’est un sol, suivi d’un fa mineur, d’un ré, pour garder l’émerveillement, la naïveté. C’est ce que je recherche.

Pourtant, ta musique est traversée par des motifs, un ensemble de références, voire de mélodies ou de paroles qui courent d’une chanson à l’autre…

Stéphane Milochévitch : Peut-être, mais je suis très mal placé pour en parler. Les artistes qui maîtrisent l’appareil critique sur leurs propres œuvres, je trouve ça louche. J’essaie de me tenir pareillement à l’écart de toutes les interprétations sur mon travail. L’idée de changer Thousand en Stéphane Milochevitch venait aussi d’une envie de ne plus avoir à répondre à aucun impératif d’héritage des disques précédents. C’était repartir à zéro, mais c’était aussi pouvoir pomper dedans de manière éhontée ! Là, je n’avais pas d’obligation de boucler la trilogie Thousand, de penser à une fin, une conclusion. Je voulais me sentir libre, repartir à zéro, en même temps, j’ai ma façon d’écrire. Mais oui, j’avoue, j’ai une manière de faire, oui.

Une manière d’écrire qui justement laisse une grande place à celui qui t’écoute. Il a l’espace pour se projeter, s’y retrouver, trouver des correspondances, retrouver les sources de tes emprunts, s’il y en a. Pour ça, j’adore lire les chroniques sur tes disques, on y découvre toujours des choses.

Stéphane Milochévitch : Oui. Les chroniques sont géniales. Ce qui est vrai, c’est que j’avais déjà une idée d’Au paradis quand j’ai terminé Le tunnel végétalAu paradis est une extension du premier. Je crois que c’est à la Face B (en fait, il s’agit de l’entretien accordé à Langue Pendue N°4, NDLR) que j’ai conclu à propos du Tunnel végétal, dans la dernière réponse à la dernière question : « à partir de là, je suis au paradis ». J’étais affûté, j’étais chaud ! Tout se tenait entre ces deux disques. À dire vrai, pour le troisième album aussi, il y a comme un codex, comme un ensemble de règles que je passe mon temps à essayer de déjouer. Le principe serait qu’il n’y ait pas de règles, mais dans un cadre très défini. J’ai l’impression. Je travaille avec beaucoup de discipline pour essayer de déjouer les systématismes, les codes. Et déjouer les codes, c’est les éviter, et aussi les déborder. Comme j’aime utiliser des références très nobles, puis des références très populaires, voire triviales, jusqu’aux Musclés (« tant qu’il y a de la braise, c’est pas fini« ) dans Mustang du 26, ou à Sir Mix-a-Lot (I Like Big Butts) dans Mississippi rêveur – je crois que personne ne l’a encore calculée celle-là – et qui est une façon de déjouer ce dispositif compliqué que je mets en place. Je m’amuse, quoi.

Comment se passe ton processus d’écriture ?

Stéphane Milochévitch : J’aimerais vraiment avoir le génie de la fulgurance, mais ça n’est pas le cas, c’est beaucoup de travail. Il arrive parfois que le texte vienne rapidement, presqu’en même temps que la musique, quand je me sens disponible, que j’ai du temps devant moi. Je les retravaille alors un petit peu. Pour le dernier disque, j’ai écrit un peu tout le temps, des idées qui me viennent, des rebonds, j’entends un truc dans la rue, dans un film, je réfléchis autour, je trouve des associations d’idées. J’ai d’ailleurs écrit des paroles de chansons entières, sans musique, avec la métrique, les rimes. Il y a un moment où je me suis mis « en résidence », isolé pour avancer sur le disque. Et avec la musique en train de se faire, je pouvais piocher dans ces textes, parce que ça ne pouvait pas coller entièrement. Des mots-clés, des thèmes, des idées… Les paroles écrites au préalable sont passées à la benne, mais elles m’ont servi d’inspiration. Comme quand tu lis le travail d’un autre : là, je l’ai fait avec mon propre matériel.

Tu prends des notes dans des carnets ?

Stéphane Milochévitch : J’avais des carnets, maintenant j’ai un téléphone ! J’ai des notes dans un iPhone, c’est le bordel. Tu déroules, tu déroules, il y a des kilomètres de textes, parfois des phrases interminables, parfois juste deux mots qui riment bien ensemble, ou juste une référence, une œuvre à aller voir. Il faut savoir que je lis très peu, j’écoute très peu de musique et c’est bien, parce que je reste très naïf et très friand. Dans le blog  Jeter des ponts, on compare La bonne aventure au dernier ModianoLa Danseuse. Je ne connaissais pas du tout, je l’ai acheté, je l’ai lu dans le train en venant à Paris, j’ai trouvé ça génial ! Modiano !? Les gens étaient sceptiques autour de moi. Mais comme je ne lis jamais, je me suis retrouvé dans un univers de fiction incroyable, fluide, génial.

À quel degré tu situes ton emprise sur le processus d’enregistrement ? 

Stéphane Milochévitch
Stéphane Milochévitch

Stéphane Milochévitch : Pour moi, le son est une dimension à part entière. Comme le texte, la mélodie, l’arrangement, les pochettes, c’est une des faces de la figure finale. J’ai appris la batterie, la guitare, mais j’ai vraiment commencé à faire de la musique quand je me suis acheté un 4-pistes. Je considère que mon premier geste de musicien, c’est quand, à 17 ans, je me suis mis à enregistrer n’importe quoi, à superposer des pistes, sans aucune notion de chanson, pour bidouiller le son. Avec le temps, j’ai creusé le sujet bien sûr, parce que ça me tient à cœur. En studio, j’arrive avec mes idées de prises de son, je viens avec mes propres micros, par exemple, j’en ai un pour le son de caisse claire. Pour l’album, on a passé une journée à faire le son de batterie, on a utilisé une manière spécifique de placer les micros, pour avoir un son très sec, avec beaucoup d’aigus très agressifs. En jouant avec la saturation. J’ai un pote ingé son qui ne peut pas écouter le disque. « Ils ont fait de la merde au mastering ! ». Non, c’est fait exprès, c’est moi ! Ce son va avec les textes, c’est pas très confortable, râpeux comme du papier de verre. Les prises de batterie sont extrêmement sèches, resserrées, ça va à l’encontre d’une mode des batteries très flatteuses, avec un beau son très acoustique, très chantant, je voulais l’inverse. Je voulais un truc raide, qui craque.

On ne t’a pas dit : « Ça ne passera jamais à la radio » ?

Stéphane Milochévitch : Je travaille depuis longtemps avec la même équipe, avec Yann Arnaud, l’ingé son, qui me connaît très bien. Il sait que quand j’ai une idée en tête… Et puis c’est mon domaine, c’est aussi le but : créer un endroit où tu es le seul maître à bord. Où tu as toujours raison. Mais quand je veux un son, en général, ça fonctionne, ça n’est pas n’importe quoi, c’est cohérent, c’est pour créer un climat qui est aussi important que les paroles et la mélodie.

Est-ce que tu as des références de son sur des disques précis ou c’est ton expérience personnelle qui guide tout ça ?

Stéphane Milochévitch : Un peu des deux. J’avais un son de caisse claire de référence, j’écoutais la radio dans une bagnole de location en Grèce, et on a entendu Roxanne de Police. C’était magique, il y avait ces poussières d’aigus magnifiques sur cette caisse claire, une forte brillance. La caisse claire, c’est omniprésent sur un morceau de rock, elles est là plusieurs fois par seconde, ce qu’elle raconte est très important. Et aujourd’hui avec l’expérience, je sais comment reproduire ce genre de chose, quels micros utiliser, quel type de traitements, et après, on bidouille. Et puis Yann est très fort aussi pour traduire ce que je veux.

Il y a quelque chose qui m’a marqué sur La bonne aventure, c’est l’absence de la voix d’Emma Broughton, qui me paraissait essentielle sur les deux précédents disques.

Stéphane Milochévitch : C’est vrai que le point de vue a changé avec l’abandon du nom de Thousand. Maintenant, je suis seul à chanter, et il n’y avait pas de place pour des contrepoints. En tous les cas, à la fin de l’écriture, ça m’est apparu comme ça. Sinon j’aurais appelé Emma. Mais on reste très amis avec Emma ! Il n’y a pas du tout de rupture de ce point de vue, le disque ne raconte pas ça du tout. Et c’est nécessaire d’évoluer aussi, le groupe a changé, Olivier Marguerit n’en fait plus partie, même s’il était là en studio. Emma joue aussi en solo de son côté.

Est-ce que tu te vois en véritable artiste solo, celui qui prend une guitare et qui tourne seul, ou est-ce que tu es attaché à l’esprit de groupe, qui est souvent à l’origine de l’envie de faire de la musique, c’est-à-dire prendre la route, vivre une aventure collective ?

Stéphane Milochévitch : Le solo, peut-être un jour, pourquoi pas ? Je trouve qu’il y a une énorme différence entre le processus d’écriture, de composition et le concert. Dans un premier temps, c’est être seul chez soi, descendre en soi-même pour aller chercher de l’inspiration, laisser parler ses émotions et faire évoluer ses idées. C’est vraiment très individuel, de l’ordre de l’isolement, du renfermement. Et à l’inverse, une fois qu’on a fini ça, on nous demande d’aller performer sur une scène, devant plein de gens, d’être sympa, de parler au public, ça me semble totalement paradoxal. Je ne vois pas du tout le rapport entre ces deux moments. D’ailleurs, tu ne verras que rarement un compositeur de musique classique interpréter ses propres œuvres, ou un dramaturge devenir l’acteur principal de sa pièce. Mais on dirait que c’est acquis en musique pop ou dans la chanson, personne n’interroge jamais ça.

Le groupe dans ce cas peut assurer une sorte de protection, justement.

Stéphane Milochévitch : C’est certain. J’avais oublié combien c’est cool de se retrouver pour jouer en groupe. Surtout avec les gens dont je me suis entouré jusqu’à maintenant. Et je comprends pourquoi beaucoup font ça, taper le bœuf le dimanche, c’est une super sensation, un truc de partage vraiment chouette, tu construis quelque chose à plusieurs, comme un puzzle, comme une conversation. Parfois j’ai tendance à l’oublier, mais je fais ça depuis que j’ai douze ans, et ça me plaît beaucoup.

Est-ce qu’en élargissant le cercle, tu te sens appartenir à une famille de musiciens ? On te retrouve en duo avec Chevalrex, tu reprends (et tu es repris par) Judah Warsky, tu cites pas mal de jeunes musiciens dans tes entretiens. 

Stéphane Milochévitch : C’est une question de génération bien sûr, on finit par se croiser, faire des choses ensemble, boire des coups ou faire de la musique. Pour Chevalrex, Rémy m’a appelé un jour, le lendemain, on allait en studio enregistrer et c’était fait. Aucun calcul. On se connaît, on fait des trucs ensemble, mais comme on irait faire une rando, tout ça se fait très naturellement ! Mathieu / Judah Warsky est également un ami, son morceau est génial (La voiture ivre, NDLR). Je l’ai repris sans réfléchir.

Je trouve que tes paroles ont toujours par petites touches quelque chose d’un constat politique sur l’état du pays. Est-ce que tu te sens une responsabilité quand tu chantes ?

Stéphane Milochévitch : Une responsabilité, c’est beaucoup dire. Trop en dire, ça devient comme un ordre vis-à-vis de ceux qui t’écoutent, et aucun ordre n’a jamais fait évoluer qui que ce soit, ou alors, à l’inverse, dans la subversion de cet ordre. Je pense que la seule chose que je peux faire, c’est par la voie poétique, poser un motif qui fait réfléchir, être dans la suggestion, ça peut faire avancer malgré soi, une phrase qui tourne en tête qui fait réfléchir, et d’une réflexion à une conclusion et pourquoi pas à une conviction. Et puis ces trois disques, c’est aussi ça, une réflexion globale, une conversation qui joue avec les références, c’est une conversation sur la vie, sur le monde, donc avec forcément cet élément politique.


La Bonne Aventure par Stéphane Milochévitch est disponible chez Talitres, et il sera en concert ce jeudi 23 novembre au Point Ephémère à Paris.

Une réflexion sur « Stéphane Milochévitch : « L’important est de rester soi-même à tout prix » »

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *