Ela Orleans – À la recherche du temps perdu

L’hantologie, le terme est un peu pompeux, mais on aimerait qu’il soit disponible pour l’inaugurer avec le deuxième album d’Ela Orleans, tant il sied à merveille à Lost et à son peuple de fantômes. Depuis dix ans, cet étrange objet me fascine comme peu de disques ont su le faire. D’ailleurs, lorsqu’un disque évoque des fantômes, que ce soit chez Nora Keyes, The Caretaker ou Caroliner, c’est généralement le signe de sa qualité. La signature d’un véritable mystère et la preuve intangible que le disque commence précisément là ou s’achève généralement les autres, par quelque chose qui relève davantage de l’intuition et de la poésie que de la chansonnette. Avec Lost, Ela Orleans a inventé une curieuse machine dont les rouages font dialoguer la musique, la littérature, la poésie, le cinéma, et détournent les repères d’espace et de temps. Les romanciers surréalistes de la vieille Europe côtoient la musique africaine, le cinéma américain et français (ici, la belle citation de Pierrot Le Fou). A l’occasion de la reparution du disque chez La Station Radar, nous nous sommes entretenus avec sa compositrice toujours aussi renversante d’honnêteté – et aussi d’humour.

J’imagine que ce disque est spécial pour toi (comme il l’est pour moi). Peux-tu me décrire ce que tu ressens à son égard ?

Ela Orleans : J’avais très peu d’idées sur la façon de faire et d’éviter les erreurs. Ce sont probablement cette innocence et cette naïveté qui rendent ce disque spécial et m’ont permis de projeter dans la création avec spontanéité. J’ai effectué quelques contrôles sur la qualité de l’enregistrement. J’y ai répondu intuitivement, et curieusement, je pense que c’était la meilleure chose à faire : une approche qui était honnête et a su rester fidèle à mes goûts.

EO : J’aime la croissance, le mouvement, l’apprentissage, la maturation et le changement. Pour moi être un artiste est une mission dont le but est de constamment s’améliorer. Lost n’est pas mon mon premier disque, j’avais déjà sorti High Moon, Low Sun un an plus tôt. C’était une époque formidable pour moi. En même temps que je me liais d’amitiés avec des gens dans le monde de la musique (Wende K Blass, Skitter) et véritables mentors (Lukas Ligeti, David Shire), je me créais aussi un petit cercle de soutien et d’encouragements. La plupart d’eux étaient des amis new yorkais et des gens que j’ai rencontrés via MySpace et qui sont aussi devenus de grands amis dans la vraie vie. Alex Zhang Huntai de Dirty Beaches est l’un d’eux. Chacun de mes disques est un peu comme un de mes enfants, l’un peut-être un prodige, l’autre un peu plus faible, mais ce sont tous les miens et il n’y en a aucun que je n’aime pas.

Je trouve que ce disque a très bien vieilli, peut-être à cause de la fragilité. Tu ne trouves pas ?

EO : Dix ans, ce n’est pas beaucoup. On verra si tu veux toujours l’écouter quand tu seras vieux et fragile. Je suis très heureuse que ce disque soit aussi demandé. Je ne pouvais pas imaginer cela alors que je l’enregistrais. Je pense aussi que le choix de la bonne poésie vieillit toujours bien (rires). Et je suis contente de ne pas avoir écrit des odes idiotes aux peines de cœurs et à la dépression. J’ai choisi Sarah Teasdale, Elisabeth Browning que j’ai accompagnée avec une reprise d’un songwriter très talentueux (également un ami de MySpace) – Bill Rivers. J’ai ajouté quelques quelques collages de textes de Walser et Schulz et encore quelques phrases et rimes faites maison. Je crois voir ce que tu veux dire, mais en toute honnêteté je ne me concentre pas sur les émotions quand je fais de la musique. Je me fie uniquement à mes oreilles.
A l’exception de quelques titres, il n’y a rien que je souhaiterais changer dans ce disque. Et je ressens la même chose vis-à-vis de mes autres disques. Ils ont tous une signification profonde pour moi. Mais… Ça fait seulement 10 ans. Si, quand j’en aurai 90, quelqu’un veut toujours m’interviewer, je saurai que j’ai accompli quelque chose d’universel.

Une question assez simple et évidente. Qu’est-ce qui est perdu dans ton disque ? L’enfant sur la pochette, ton enfance ?

EO : L’album s’appelle Lost comme la dernière chanson du disque, qui est une reprise de I’m Lost Without You de Bill Rivers. Je le répète, c’est un songwriter incroyable. J’ai écourté le titre en Lost parce que c’était plus simple, moins chargé émotionnellement et plus ambivalent. J’ai imaginé une définition de l’adjectif perdu : « perdu est ce qui peut être trouvé », que ce soit dans l’amitié, le fait d’être ensemble, le respect de la beauté et de l’innocence. Peut-être que le fait d’avoir utilisé une photo déchirée de moi enfant pour la pochette a pu te convaincre que le contenu était fragile, ou personnel. Pourtant, à chaque fois que j’ai peint, fait des films en Super 8, ébauché ou écrit quelque chose, j’ai toujours tenté de capturer la beauté du dehors. J’ai essayé de la toucher afin de vivre avec. C’est une tentative de créer un monde meilleur que celui merdique dans lequel nous vivons. C’est aussi ma méditation et mon traitement contre la dépression que je subissais.

Je sais qu’à l’époque où tu as enregistré ce disque, tu travaillais à temps plein dans une fonderie d’art à New York. Comment as-tu trouvé le temps d’enregistrer ? Et quel était le procédé d’enregistrement ?

EO : Je travaillais du lundi au vendredi de 9 à 19 heures (parfois jusqu’à minuit), mais j’ai rencontré plein de grands artistes là-bas. Et j’adorais ce travail. J’aime travailler avec mes mains. Certains ont des enfants qui les attendent quand ils rentrent à la maison. Moi, j’avais la musique, les livres et les arts. Et plein d’amis très intéressants. J’ai donc dédié la totalité de mon temps libre à admirer des œuvres au Metropolitan Museum et à faire de la musique. Ça me rendait très heureuse. Si on m’avait dit qu’un jour, je ne ferais plus que ça, j’aurais sans doute prêté davantage attention à la façon dont j’utilisais mon temps libre. Je pense que mon manque d’assurance a été une perte de temps que j’essaie maintenant de rattraper. Le procédé de composition demeure le même. Je travaille sur le principe du collage – une technique que j’aime pratiquer depuis que j’ai dix ans. Je me suis immergée dans les fonctionnalités d’editing ou d’automation (les lignes mobiles qui contrôlent le volume). La majorité des enregistrements ont eu lieu dans mon appartement de Greenpoint à Brooklyn que je partageais avec mon mari Marc Orleans.

Tu peux nous parler un peu de Marc ?

EO : Marc a eu une grande influence sur la façon dans mon approche de l’art. Il était complétement consumé par l’art. Il m’a offert ma première guitare et on a joué ensemble dans divers projets de noise. Il n’était pas réellement au courant de mes disques solo, je les ai développés après notre divorce. On a eu de nombreuses discussions sur l’art et la créativité ces derniers temps, avant qu’il ne choisisse de mettre fin à ses jours. Cet événement me fait me souvenir de toutes les choses que j’ai apprises de lui ; principalement, le dévouement et l’obsession quand il s’agit de la création.

Comment es-tu entrée en contact avec Fleur et Jérôme de La Station Radar ?

EO : Par l’intermédiaire de notre ami commun Liam Stefani (Skitter), qui avait déjà sorti quelques CDRs avec La Station Radar quand il a envoyé le lien vers ma page MySpace à Fleur et Jérome. Ils m’ont demandé de faire un CDR pour eux. Après leur avoir envoyé le premier brouillon du disque, ils m’ont répondu qu’ils l’aimaient tellement qu’ils voulaient en faire un pressage vinyle. J’ai pensé qu’ils étaient un peu fous. Je les ai réellement rencontrés pour la première fois en 2009 lors de mon premier concert solo à Glasgow, alors que je faisais la promotion de ce disque. Ils ont toujours été très enthousiastes en ce qui concerne ma musique et je suis heureuse de pouvoir dire que ce sont mes amis. Avec La Station Radar, il ne s’agit pas de se faire de l’argent de poche. Ils aiment innocemment la musique. C’est un véritable « label DIY hardcore ». Ils donnent plus aux artistes que n’importe quel label. Par exemple, ils ne gardent rien sur l’argent des téléchargements, ce qui est moralement juste, mais exceptionnel dans les faits. Je suis ravie que le label reprenne son activité et j’espère que le disque se vendra bien.

Ela Orleans / Photo : Niall M Walker

Tu viens de réaliser un court-métrage nommé Salles des fêtes. De quoi s’agit-il ?

EO : J’ai commencé les expérimentations autour de la composition audiovisuelle il y a quelques années. L’utilisation d’archives dans la musique et la vidéo est devenue mon sujet de thèse de doctorat. Je me sens très à l’aise avec ce type de compositions. C’est l’évolution naturelle de mes « disques pour les oreilles ». Maintenant, je mêle les samples, l’orchestration et l’intelligence artificielle. Ces cinq années de recherches sur le droit moral m’ont permis de mieux comprendre de ce que cette forme d’art signifie pour moi, pour les autres et pour les tribunaux. J’ai donc fait évoluer ma pratique artistique du détournement musical, vers la composition, l’émulation et le jeu. Et ma foi, si certains attendent de moi que je fasse le même disque qu’en 2009, tant pis pour eux.

Quels sont tes projets ? As-tu toujours l‘intention de t’installer à Paris ?

EO : Je viens juste de déménager de Glasgow à Londres et j’ai l’intention d’y rester un peu. D’ici je vais pouvoir profiter d’un super réseau ferroviaire qui dessert plein de villes intéressantes, dont Paris. Je viens juste d’obtenir un job de conférencière au à l’Institut britannique de musique de Birmingham (BIMM). J’espère que cette expérience me permettra de développer mon portfolio académique. En plus de ça, je termine mon doctorat à l’Université de Glasgow et un cours sur l’intelligence artificielle à l’Université d’Helsinki. Mais le plus important, c’est qu’en janvier dernier, j’ai intégré l’équipe de Cryptic, un producteur audiovisuel international qui travaille dur à me garder toujours occupée. Si ça vous intéresse, on peut trouver mes projets actuels et à venir sur mon site internet. Je suis très contente d’être enfin à Londres. Après mon départ de New-York, j’ai souffert du manque d’offre artistique contemporaine. Je suis un rat des villes. Plus elles sont sales et chères, plus je me sens vivante et active. Mais oui, après Londres, ce sera direction Paris.

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