Comme certains peintres ont connu plusieurs “périodes” dans leur parcours artistique, la RPM canal historique (et seulement celle-ci) a connu plusieurs époques, que l’on peut lier de manière à peu près arbitraire aux différentes adresses connues par la rédaction. L’époque liée au 8, boulevard de Ménilmontant reste sans doute l’une des plus riches et des plus abracadabrantesques – de la machine à café du couloir aux toilettes, des murs qu’on dresse pour partager l’open-space en bureaux un 1er mai, des cendriers qui ne désemplissent jamais aux rencontres de mondes différents – outre la RPM, l’espace abritait un magazine de ciné (Repérages, cousin avec lequel nous partagions bien trop de marottes pour laisser les portes fermées), de hip-hop (Radikal), de BMX (Cream), de société (Tribeca75) et une régie publicitaire 2.0. De notre côté, nous avions érigé avec une certaine désinvolture la subjectivité, les déjeuners et les apéritifs aux rangs d’arts majeurs et si nous comptions certainement nos sous, nous ne comptions pas nos heures.

C’est aussi pendant cette période que l’actualité de ce que nous avions baptisé la “pop moderne” a été la plus riche, la plus excitante. Ou plutôt : c’est pendant cette période-là que sont apparus un bon nombre de disques et de (nouveaux) groupes qui étaient, je crois, taillés sur mesure pour moi – et en particulier au tout début des années 2000. Alors, pêle-mêle, je me souviens des découvertes et des coups de foudre immédiats pour les chansons de Badly Drawn Boy, Kings Of Convenience, The Strokes, Phoenix, I Am Kloot, Richard Hawley, Rae & Christian, Go-Kart Mozart (bon d’accord, ça ne compte pas vraiment), Alpha (un peu avant, oui) – et tout ça faisait beaucoup pour mon petit cœur mélomane en l’espace de quelques mois, mais aujourd’hui, ce sont des groupes que j’écoute encore de façon régulière.

Dans cette liste presque parfaite, figure aussi le nom de Doves, un groupe qui – reconnaissons-le – cochait à peu près toutes les cases pour tournebouler nos sentiments avant d’en avoir écouté la moindre note. Il y avait bien sûr l’origine géographique, Manchester ; il y avait aussi les accointances, les connaissances, les appétences, et bien sûr, cette histoire digne d’un scénario du Nouvel Hollywood. Une histoire commencée en pleine adolescence sur la piste de la Haçienda pour les jumeaux Jez et Andy Williams et leur copain d’école Jimi Goodwin, la découverte de la house en pleine poire, le premier groupe complètement plongé dans cet univers-là et un hit surgi de nulle part, publié sur le label Robs Records – imaginé par feu le manager de New Order, Rob Gretton –, Ain’t No Love (Ain’t No Use). Et puis, comme pour beaucoup, ce fut l’heure de la (re)descente, de la remise en question et d’un retour aux sources plus rock, illustré par une poignée de singles absolument confidentiels – malgré un sample de My Bloody Valentine pour l’un et la présence de Bernard Sumner pour l’autre, le temps pourtant d’un des plus grands hits des bureaux de la RPM, This Time I’m Not Wrong (et les murs suintant de sueur de la cave du Pop In s’en souviennent encore).
Autant de disques réalisés dans une indifférence la plus totale, compilés sur un CD édité par un label portugais et chroniqué exclusivement – c’est peut-être un peu éxagéré – dans le colonnes de la RPM. Le sort heureusement s’en est mêlé : un studio de répétition qui flambe (l’ancien studio de Joy Division, celui du fameux clip de Love Will Tear Us Apart), des instruments qui partent en fumée et des yeux pour pleurer. Oui mais non. Le trio décide plutôt de renaitre de ses cendres, prend le nom de Doves et poursuit sa quête d’une pop électrique… La suite (vous l’avez ? Elle est plutôt pour les connaisseurs du trio, j’avoue) ressemble à un conte de fée. Le groupe se retrouve sur Heavenly Recordings – désignée par la RPM elle-même comme l’un des labels les plus cool de l’histoire –, écrit un morceau gorgé de (northern) soul comme enregistré en slow motion – Here It Comes, la chanson qui a rendu cool l’harmonica dans la musique pop – et casse la baraque dans sa Grande-Bretagne natale, en particulier avec ses deuxième et troisième albums. La fin du premier tome sera un peu plus banale : addictions, lassitudes, manque d’inspiration mettent un terme à l’aventure rocambolesque en 2010.
Une décennie plus tard, le groupe se retrouve et réalise The Universal Want, un cinquième album plutôt (très) inspiré – pour les toujours circonspects, il suffit d’écouter Prisoners et bim, c’est comme une sorte d’extase. Mais les soucis de santé de Jimi Goodwin, toujours en prise avec quelques vieux démons, mettent en terme abrupt à cette résurrection. Alors, l’annonce du retour du trio a été l’une des heureuses surprises de la fin de l’année 2024 – sur un plan beaucoup plus personnel, l’autre étant un emménagement réussi dans une petite maison sise dans la charmante bourgade de Mozac –, une heureuse surprise que vient confirmer la sortie de Constellations For The Lonely – entre autres talents, ces gars-là n’ont quand même pas leur pareil pour trouver des titres qui marquent – Lost Soul, The Last Broadcast, Kingdom Of Rust…. Surtout, depuis ses débuts, Doves n’a pas changé sa formule – et ce, toujours pour le meilleur. Mélomanes aux goûts pluriels, les trois hommes puisent ainsi leurs inspirations dans les mêmes sources : la soul bleutée des années 1960, le psychédélisme qui n’oublie pas les mélodies, une pop qui a érigé la mélancolie en art de vivre. Alors, sur fonds de strates de guitares, de quelques touches électroniques et de rythmiques aux accents dramatiques – c’est un compliment –, le groupe continue d’écrire des chansons comme si c’étaient leurs dernières. Comme si l’avenir était condamné. Il y a ici, comme précédemment, cette ambiance de fin du monde, cette sensation qu’après cela, plus rien ne sera tout à fait comme avant. C’est entre autres la sensation qui se dégage de Cold Dreaming, qui paré de cordes et de piano, ferait le meilleur des génériques de fin. Mais avant que le rideau ne tombe (définitivement ?), Doves a beaucoup de choses à dire, beaucoup d’émotions à susciter, beaucoup de larmes à faire couler, beaucoup de sourires à esquisser. Renegade reprend les choses là où Here It Comes les avait (presque) commencées, l’intro de In Butterfly House offre les plus beaux arpèges depuis les premiers disques de The Durutti Column. Derrière le micro, les rôles ont été distribués avec plus d’équité mais ce n’est qu’un détail. Saint Teresa aurait pu figurer en très bonne placfe sur le chef d’œuvre Honey Bee de Moose, la susmentionnée In The Butterfly House est l’exemple parfait de comment la musique folk doit sonner au XXIe siècle – avec une dimension baroque en plus. Le final épique façon chorale – comme dans une nouvelle version de Hair en version rock – de Southern Bell compte parmi les plus belles réussites d’un groupe sans œillère et sonne le glas de pas mal de ses contemporains. Mais avant cela, le trio a signé entre autres Last Year’s Man qui, en équilibre parfait entre une guitare électro-acoustique, des notes de piano romanesques et des violons assez hauts dans le ciel, est en passe de devenir le nouvel hymne international de la mélancolie. Histoire d’ajouter un peu plus au bonheur d’être triste, cet état comme second qu’illustre Doves depuis un peu plus d’un quart de siècle avec un talent assez dingue.