Ian Curtis est mort il y a 40 ans jour pour jour. Et si ce n’était jamais arrivé?
Ils ne s’étaient jamais reformés et s’il a accepté, c’est uniquement pour permettre aux autres de mettre un peu de beurre dans leurs épinards : le groupe qu’ils ont formé après son départ n’a jamais connu de succès et a fini par se séparer, faute de combattants. Un parcours totalement inverse au sien, puisqu’il bénéficie aujourd’hui aussi bien d’une immense crédibilité que d’un compte en banque enviable. Pourtant, qui aurait misé, à l’aube des années 80, sur ce chanteur épileptique qui semblait porter sur ses frêles épaules toute la misère du monde ? Ian Curtis envisage aujourd’hui la chose avec philosophie. Dit qu’il a eu la chance, après des débuts laborieux, « d’être au bon endroit au bon moment », et qu’il ne regrette aucun choix qu’il a pu faire. Y compris celui de reformer Joy Division quarante ans après avoir quitté le navire.
« J’avais envie de voir si Hookie était toujours de si mauvaise humeur et si Barney n’était toujours pas foutu d’accorder sa guitare ». Il s’accorde un rire franc avant de poursuivre : « Même si, si ça se trouve, il ne va pas y avoir tellement plus de monde dans les salles que quand on a commencé ! Mais au moins, cette fois-ci, les gens paieront plus cher leur place. Et s’il leur reste un peu de thunes, ils pourront aussi se payer l’enregistrement du concert directement à la sortie, et pas un pirate pourri qui ne tourne même pas à la bonne vitesse comme je continue à en voir sur eBay ! ». C’est une litote de dire que, dans cette reformation, rien n’a été laissé au hasard. C’est pourtant lui qui a fait basculer le destin de Curtis lors d’une tournée américaine.
Mai 1980 : Joy Division, qui vient de finir l’enregistrement de son second album, s’embarque pour une première tournée américaine. Unknown Pleasures, leur premier, a reçu un bon accueil de la part des radios universitaires, et une dizaine de dates ont été montées. Curtis n’était pourtant pas chaud pour partir : la veille du départ, miné par une dépression, il avait failli tout annuler. Genesis P. Orridge, un de ses proches auquel il avait parlé par téléphone dans la soirée, lui avait expliqué que voir du pays lui ferait vraisemblablement du bien, et il s’était laissé convaincre. Sur les campus, il avait eu l’occasion de rencontrer quelques fans américains de Joy Division. Dont, à Detroit, un certain Juan Atkins, fan de Moroder et Kraftwerk qui l’invite chez lui à l’issue du concert.
Dans sa chambre d’étudiant d’Atkins, Curtis fait la connaissance de Rick Davis, qui réalise de la musique uniquement à partir de synthétiseurs et collabore aux démos de Juan. Curtis flashe sur l’une d’elle, provisoirement intitulé Alleys of Your Mind. Il aimerait emmener Joy Division dans une direction plus électronique et plus expérimentale, mais il s’est plusieurs fois heurté à l’incompréhension des autres. Le seul morceau qu’il ait réussi à leur faire accepter est un petit instrumental qu’il a réalisé seul, As You Said, et auquel ils ont accordé la place qu’il leur semblait mériter : il figure sur la face B d’un flexi-disc promotionnel. Avant de se séparer, Atkins fait cadeau à Curtis d’un livre de l’écrivain de science-fiction américain Alvin Toffler, Future Shock. A Chicago, Curtis entend en club des sons qui le mènent au même constat : le futur passe par les machines. A New York, il découvre les block parties et a tout loisir d’exercer ses talents de danseur sur le bitume. Autant dire qu’à l’époque, un Mancunien ne passe pas inaperçu dans le Bronx. Surtout avec un regard de plomb et une gestuelle aussi robotique.
Le retour au bercail est difficile. A Manchester, le punk ne finit pas de s’éteindre et Curtis est déjà passé à autre chose. Suite à une répétition houleuse où il s’escrime sur un synthétiseur et refuse de lâcher la moindre syllabe, il quitte le groupe. L’annonce laconique paraît dans le NME la semaine suivante : Joy Division cherche chanteur. Ian, dans son coin, bricole des boucles sonores et des expérimentations rythmiques. Et alors que son ancien groupe semble avoir du mal à redémarrer, il publie un premier maxi solo avant la fin de l’année 1980 sous le nom de Kurtis. Sous une magnifique pochette signée Peter Saville se présentent deux longs morceaux minimalistes et répétitifs. En clin d’oeil à Toffler, le maxi s’intitule Future Shock. Il ne connait cependant aucun succès. Un second est publié au printemps 1981, alors que Joy Division auditionne toujours les chanteurs : après que Howard Devoto soit resté deux jours dans le groupe, c’est au tour d’inconnus tels que Julian Cope ou Holly Johnson. Ils sont renvoyés chez eux sans qu’aucune forme d’espoir leur soit laissée. L’un formera les Teardrops Explodes, l’autre Frankie Goes to Hollywood.
Devant le peu de ventes réalisées par ses deux premiers essais, le label Factory refuse de publier le troisième maxi de Kurtis et le musicien choisit de s’exiler en Belgique : il a démarré une correspondance avec le groupe Telex dont il vénère les disques. Il aimerait proposer à ce groupe singulier qui persiste à ne pas vouloir se produire sur scène de produire ses morceaux. Mais le courant a du mal à passer entre les hommes : le Mancunien ne comprend rien à l’humour belge. Kurtis reste cependant à Bruxelles : il y a retrouvé une correspondante qu’il avait connu à Manchester. Il fait le DJ, travaille chez un disquaire… tout en continuant ses recherches en solitaire. Quand le son de la new beat débarque dans les clubs, il voit une chance se présenter.
Abandonnant ses expérimentations, il compose en une soirée un morceau très commercial qu’il fait écouter à une maison de disques opportuniste. Il s’agit de The Sound of C. (Il a choisi de se cacher derrière l’initiale de son nom de famille). L’accueil est délirant. Une troupe vient animer les plateaux de télévision pour incarner le titre : un officier britannique flanqué de trois pom-pom girls. Le concept « Confetti’s » (le nom d’un ancien club gay de Manchester) est lancé. Il sera décliné sur plusieurs singles qui se vendront à plusieurs millions d’exemplaires en Europe. Curtis, qui en est à la fois l’auteur et le producteur, touche le pactole. Il crée sa maison d’éditions, Passover Music, et se retrouve très sollicité. Il remixe aussi bien Depeche Mode que Mylène Farmer ou U2.
Pendant ce temps, de l’autre côté du Channel, ses anciens complices font parler d’eux : ils ont récupéré une vieille gloire reggae en la personne d’Horace Andy et tournent désormais sous le nom de Jah Division. Lors d’ un séjour à la Jamaïque que leur a offert Tony Wilson, ils ont découvert le dub et ont ralenti le tempo. Malheureusement, Jah Divison peine à soulever l’enthousiasme et le groupe se sépare après une unique tournée qui passera par le festival des Transmusicales en décembre 1988. Quelques érudits s’en souviendront cependant lors de la parution du premier album de Massive Attack en 1991 : on parle alors d’étonnantes similitudes (sans parler de la présence d’Horace Andy sur le second, publié en 1993).
Kurtis est l’objet d’une redécouverte au milieu des années 90 : samplé par les Chemical Brothers sur leur premier album, cité comme référence par Daft Punk dans les remerciements de leur album Homework, il jouit désormais de la réputation de précurseur, ironie quant on sait le succès qu’il a eu en son temps. Factory réédite ses deux premiers maxis, devenus des pièces de collection après avoir traînés pendant des années dans les bacs des soldeurs. C’est le moment que choisit Ian pour refaire surface : crâne rasé, piercing sur l’arcade souricière droite et sweat-shirt à capuche, il raconte dans les interviews comment il a découvert la techno en compagnie de Juan Atkins en 1980. Il occulte par contre totalement la période Confetti’s pour enchaîner sur son nouvel album, dont Factory II, la nouvelle maison de disques de Tony Wilson, s’est assuré l’exclusivité contre une avance paraît-il exorbitante.
Kurtis publie des compilations mixées que diffusent les bars branchés, reçoit des propositions de résidence de la plupart des capitales européennes et passe la moitié de l’année sur l’île d’Ibiza. Contre toute attente, il a accepté de reformer Joy Division, bien qu’il n’ait pas parlé aux autres depuis près de 40 ans, et va reprendre sa place initiale de chanteur. On dit qu’il aurait négocié son cachet de la façon suivante : 50% pour lui et 50% que se partagent les autres, payable tout de suite. Mais on dit surtout qu’il a accepté parce qu’il s’ennuie : bien que respecté dans le monde entier, il serait la proie de pulsions suicidaires. Selon son meilleur ami Genesis P. Orridge, il espère bien retourner aux Etats-Unis. Il aimerait bien rendre visite à quelques amis qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Pour évoquer le bon vieux temps des synthétiseurs. Et de Alvin Toffler.