« Comment décrire
ce qui ne nous est jamais apparu ? »
Il est des disques – L’inattingible est sorti l’hiver dernier, une éternité – qui mettent du temps à se révéler, auxquels on s’accroche sans trop savoir pourquoi, puis qui tombent comme une évidence quand on pense à nos satanés bilans de l’année. Il est des disques qui ne se présentent pas avec le mode d’emploi, qui ne sont pas là pour vous prendre par la main. Ou plutôt si, pour vous amener en pleine forêt et vous y abandonner, comme un Petit Poucet, privé de cailloux et d’encyclopédie du rock. L’inattingible est de ceux-là, et si comme moi, votre vocabulaire est légèrement allergique aux termes à la mode, genre sorcière, il va falloir creuser un peu pour décrire ce qui vous met en joie en cette fin d’année magnifique par la densité en propositions musicales d’ici hors du commun. Delphine Dora, comme de nombreux compatriotes, a fait ses armes à travers une multitude de projets sur un nombre important de micro labels, a créé le sien propre (Wild Silence), multipliant sorties et collaborations (avec Mocke, par exemple il y a trois ans) comme on mène ses études, comme un compagnonnage, au point de devenir une figure de cet underground français et d’apparaître déjà dans la somme que lui a consacré le pointu Philippe Robert (les fameux volumes sous pavillon Agitation Frite, parus chez Lenka Lente). Delphine Dora s’est, dans ces premiers temps, principalement exprimée dans une langue « imaginaire » (avec des titres anglais quand même), avant de se jeter dans l’eau du lac, avec sa langue comme bouée. Et comme pour beaucoup, ce fut l’idée du siècle, puisque quel langage est le plus fidèle quand il s’agit d’exprimer son expérience, ici et maintenant : le sien natal évidemment. Cela permet de faire un pas de côté d’éventuelles idoles – statues qui condamnent souvent à l’ombre – voire d’embrasser enfin son propre langage à la fois corporel, vocal, spirituel, comme on veut.
Et la musicienne de débouler en ce début d’année 2020 avec un objet incroyable, abouti, puissant, déroutant : car son langage, loin de se limiter à ses mots – et j’en suis plutôt convaincu, il ne suffit pas de chanter en français pour être intéressant, mais c’est sans doute un mal nécessaire – habite une musique qui ne se contente pas d’épouser des formes convenues mais semblent les inventer au fur et à mesure de ce BESOIN de faire de la musique, d’une urgence qui éclate au grand jour. Alors c’est clair, le risque est de passer pour une marginale, une étrangère, une fraude. Ou une sorcière justement. Un terme déplaisant qui cacherait la forêt de l’arbre, la musicienne de la sympathique escroc. Impossible de se tromper ici, tant ce disque regorge d’une sève musicale, inattendue, passionnée, puisant on ne sait où – le répertoire médiéval ? les régions folkloriques ? la quatrième dimension ? les rêves ? – l’élixir de sa brillance. Sa pochette, plateau crypté pour rôlistes détectives, n’est que le premier indice d’un jeu de pistes fascinant pour peu qu’on se délaisse de certaines certitudes (couplet-refrain). Chant psalmodié, figures hypnotiques, constructions courtes et déséquilibrées, bruits organiques, enregistrements du dehors, blues du dedans, cordes frottées, les vingt-et-un points (presque une heure de rêveries) de ce disque composent une tapisserie, genre la Dame à la Licorne, mais qui croiserait le fer avec un monochrome de Soulages : on ne va pas se le cacher, l’heure est au recueillement, à l’heure sombre, mais sous ce vernis glacé bougent des vaguelettes de sons qui ne perdent ni en énergie ni en mouvement. On tombe complètement sous le charme, prêt à l’abandon de cette musique collective – et pourtant si solitaire – dirigée par une chanteuse insaisissable qui semble sortie tout droit d’un ailleurs attirant pour s’installer durablement dans notre paysage musical, entouré déjà d’exégètes dévoués (on pense évidemment à l’enthousiasme de Pacôme Thiellement pour cette musique qui lui correspond tellement – l’écrivain et la musicienne ont d’ailleurs depuis scellé un pacte d’amitié pour créer une pièce montée d’une trentaine de minutes, intitulée Confinés depuis la nuit des temps), on l’espère pour longtemps. Une belle idée d’album pour ouvrir les années 2020 en fanfare, autrement plus excitante que les innombrables marches funèbres attendues.