Pendant de nombreuses années, Dean Wareham a été une icône new-yorkaise. Une icône d’abord musicale : étudiant à la Dalton School de New York, il rencontre Damon Krukowski et Naomi Yang avec qui il forme, en 1987, à l’université Harvard, Galaxie 500. Quatre ans et trois chefs-d’œuvre plus tard (Today, 1998 ; On Fire, 1989 ; This is Our Music, 1990), le groupe se dissout et Wareham recrute un ex-The Feelies et un ex-The Chills pour fonder Luna, deuxième trio mythique. A partir de 2005, tout en composant pour lui-même ou aux côtés de sa femme Britta Phillips pour le duo Dean & Britta, il s’impose aussi dans le cinéma indépendant new-yorkais : des réalisateurs purement brooklyniens comme Noah Baumbach ou Greta Gerwig font appel au couple pour composer la bande originale de leurs films, et il apparaît en tant qu’acteur dans une dizaine de films et séries (y compris, entre deux réalisations pointues, un épisode de New York, police judiciaire). De quoi régulièrement oublier que depuis 2013, c’est dans la capitale-même du cinéma, Los Angeles, qu’il évolue. Son nouvel album, le troisième en solo, est là pour nous le rappeler.
Cela commence dès les premières mesures, avec la phrase qui dicte le titre de l’album : « I Have Nothing To Say To The Mayor Of L.A. ». Rien à dire ? Cela reste à voir. Inspiré par le roman L’Homme en Rouge de l’anglais Julian Barnes, Dean Wareham commence par chanter les dandies, les drogués, les artistes et écrivains de la Belle Époque en France et en Angleterre et sans doute, en parallèle, le jeune homme qu’il a été, à New York, à l’époque de Luna. On retrouve cette voix légèrement éraillée, si familière, ces guitares claires entremêlées ; une élégance intemporelle qui n’est pas sans évoquer celle de Robert Forster.
Le titre suivant, avec son introduction étonnamment similaire à celle d’Ode to Street Hassle des Spacemen 3, raconte une autre histoire : celle de son rapport, plutôt cynique, à l’industrie de la musique. Le texte s’impose comme objet d’attention principal jusqu’au refrain, où une autre voix familière, celle de Britta Phillips, fait son entrée. Sur The Last Word aussi, c’est au refrain, quand les voix s’unissent, que le charme prend. Sur ce titre se font entendre pour la première fois les influences de la Californie, dans un solo de guitare final chargé en réverbération. Un climat ensoleillé que l’on retrouve sur Robin & Richard, ballade entraînante et enthousiasmante à la Kurt Vile, ponctuée de chœurs. « The sun is so high », clame-t-il, tandis que les guitares empiètent sur le terrain des Angelenos d’Allah Las. On continue à penser à la scène surf de la côte ouest en écoutant The Corridors of Power ou As Much As It Was Worth, climax de l’album. Car c’est évidemment quand les textes semblent être les plus personnels qu’ils sont les plus touchants : « Was it worth it? / Did it hurt? / Just as much as it was worth. » Des mots sur la perte d’un être cher, une nouvelle fois inspirés par l’écrivain Julian Barnes.
Comme à son habitude, il s’adonne aussi à quelques reprises. La première est Under Skys, d’un groupe très éphémère et confidentiel de la fin des années 1960, Lazy Smoke. La seconde, particulièrement réussie, est Duchess, du grand Scott Walker. Le résumé en deux pistes de toute la dualité présente dans cet album : un flirt revigorant avec le psychédélisme, dans le bon goût et la délicatesse caractéristiques de ce faiseur de pop songs, épaulé pour cet album par un autre orfèvre du genre, le producteur et musicien californien Jason Quever, aka Papercuts.
Wareham se nourrit de livres, mais aussi d’histoire en évoquant des destins tragiques, celui d’Eleanor Marx sur The Last Word, ou celui de l’acteur américain John Garfield, victime du maccarthysme dans les années 1950, sur Red Hollywood, moins mémorable. C’est le dernier morceau, Why Are We In Vietnam?, tout en lenteur et en lancinance, qui donne l’ultime coup de grâce. L’américain d’adoption y dénonce la présence si étendue des bases armées de son pays dans le monde, jusqu’à des territoires où l’ennemi semble avoir parfois été inventé. Il le fait avec ironie, intelligence, et nous rassure : entre les lignes, il lui en reste, des choses à dire.