Les dix titres de la compilation publiée par Born Bad Records témoignent d’une hybridation unique et méconnue entre la house naissante et la variété pop à la française. Musicalement amusant, historiquement passionnant.
C’était il y a 30 ans. Quelques poussières à l’échelle de l’humanité, une éternité dans le cycle des musiques électroniques. La France l’ignore mais elle sera bientôt l’épicentre de l’électro planétaire. En cette première moitié de la décennie 90, les futurs Daft Punk font encore leurs armes dans un groupe d’indie rock. La vague french pop poursuit sa percée (Daho, Les Rita Mitsouko, Lio, Niagara…) mais le pays subit encore l’héritage de la variété à la Drucker et de ses poids lourds balourds. La liberté telle qu’on la connait aujourd’hui se gagne ici, dans une émancipation de la bonne vieille chanson et une digestion des innovations débarquées de l’étranger, cruciales pour débroussailler de nouvelles voies. C’est à cet improbable carrefour que se sont croisés les dix titres réunis sur la compilation Dynam’Hit que publie ce mois-ci le label Born Bad Records. Ils ne dessinent en aucun cas une scène mais des projets disparates, entre dance de boite de nuit tournant la page disco et ébauches de maquettes en 3D pour la french touch à venir.
Le projet a vu le jour grâce à Benjamin Leclerc et Nils Maisonneuve, deux insatiables diggers de l’ère numérique, organisateurs de soirées et DJ respectivement sous les noms de Belec et Sainte Rita. « Nous partageons de nombreux centres d’intérêts parmi lesquels cette house pas vraiment house du début des 90’s, un peu pop mais surtout, chantée en français » explique Benjamin. À force de gaver leurs disques durs de MP3 leur vient l’idée de les partager à un cercle moins restreint. Grâce à leurs amis Fred Serendip, instigateur des compiles Chébran et Vidal Benjamin, auteur de la compilation Disco Sympathie sur Versatile, les voilà en contact avec Born Bad Records qui dit banco. Sous-titrée Europop Version Française – 1990/1995, la compile cerne plus précisément son sujet et évite le mot qui a fâché de tous temps : house.
Retour au début des années 90. La France a peur. Tout juste s’était-elle habituée au punk à travers sa version gauloise (le rock alternatif) qu’on lui balance le rap, la techno et la house. Tandis que le rock ne fera plus que se recroqueviller sur lui-même tel un hérisson apeuré, ces ultimes déflagrations du XXe siècle entament leur vaste plan de domination qui se soldera par des succès autant sur le sprint que sur le marathon. Si la house fait peur, c’est qu’en réalité personne ne la connait vraiment. Il faut dire que le terme ratisse large. Entre la house des pionniers de Chicago, l’acid à l’anglaise, la ghetto house, sa version new-yorkaise ou son courant balearic, c’est à y perdre son latin (house). Dès que des producteurs européens s’entichent de ses tics et techniques de production, elle s’infiltre dans tous les pans de la dance, se mélangeant au choix à la disco, la synth-pop ou l’Electronic Body Music, donnant un goût parfois acid à l’eurodance et à la new beat venue du nord et de Belgique. Une forme nouvelle de house envahit les ondes, les clubs et même la vie quotidienne. Par un amalgame facile avec son image festive et sulfureuse (smileys, ecstas, free-parties), elle se retrouve précédée d’une sale réputation qui conforte dans leur air narquois les tenants du rock à papa.
Magie de cette époque, la house a pignon sur rue, autant sur les FM musicales qu’à la télévision. Le nombre de chaînes y est bien plus restreint mais la bonne musique paradoxalement mieux représentée. La course à l’Audimat vient d’être lancée mais n’a pas encore provoqué ses ravages par le nivellement de la culture au plus profond du caniveau. Signe d’un grand n’importe quoi, la house se fait démonter par le jeune Christophe Dechavanne dans Ciel mon Mardi, l’une des émissions les plus populaires du moment. Sans même savoir que son propre générique, connu de la France entière, claque au son du tube Rok Da House signé The Beatmasters featuring The Cookie Crew – les Beatmasters étant un trio phare de producteurs anglais qui ont compté Yazz, Moby, Erasure, Marc Almond ou The Shamen comme clients. « La télévision reflète ce nouveau phénomène de société. On y entend plein de génériques de musiques rave, breakbeat, jungle… L’influence de ces genres dans l’ambiance sonore est importante grâce à des programmateurs qui sortaient en boite de nuit » explique Benjamin Leclerc.
Rançon de son succès, la house se fait cracher dessus alors qu’elle a déjà pénétré toutes les têtes. « Notre compilation, c’est un truc de bric et de broc, avec des producteurs qui ont un pied dans cette culture underground et dance, et d’autres qui ont vu un truc venir, et parfois, ont juste voulu se moquer » résume Benjamin.
En reprenant la musique du French Kiss de Lil’ Louis sur laquelle il pose des paroles débiles, le comique déjà pas drôle Lagaf’ voulait démontrer toute la facilité de la house sans savoir qu’il allait aussi familiariser des millions d’oreilles à ce son. Par la même, il ridiculisait sa France une nouvelle fois incapable de mesurer l’importance d’une telle lame de fond. Quant à House Tube signée Histoires de Filles, chanson qui n’est pas sans rappeler le hit À Cause des Garçons repris il y a une quinzaine d’années par Yelle, elle est née d’une blague d’un compositeur qui lance un gimmick au piano sur laquelle sont posées des paroles qui attaquent le genre en mode autodéfense :
House tube, bouse tube, on n’aime pas vraiment le house tube.
House soupe, bouse soupe, on n’aime pas vraiment la house soupe
Résultat, une parodie plus house que la moyenne dance du moment, qui prenait sans le savoir le TGV déjà lancé à fond. Elle démontre que nombre de producteurs de l’ombre avaient, consciemment ou non, ingurgité les influences de la house naissante. Meilleur exemple sur Dynam’Hit, le Top Model quasi underground en comparaison du cultissime 28° à l’Ombre (1978) réalisé par Jean-François Maurice, autrefois auteur pour C. Jérôme, Michèle Torr, Didier Barbelivien ou encore Pascal Danel. « Au même moment s’organisaient les toutes premières raves avec des titres de Chicago ou de Manchester. Quelques artistes, proches de la scène rave comme Dominique Dalcan, ont ensuite évolué vers la pop. Dimitri from Paris a remixé un peu toute la variété française, pour le meilleur et pour le pire. Si une scène avait émergé, ça aurait été grâce à lui. » Derrière l’efficace Everybody Dancing de Techno 90 officiait ainsi Fred Rister, figure de la new beat qui travaillera plus tard pour David Guetta. Un titre tellement fait maison qu’il sera orthographié avec une faute sur sa pochette d’origine.
De son côté, l’Occitan Fred de Fred a poussé encore plus au nord dès le milieu des années 80 pour littéralement assister à la naissance de la house dans la ville de Sheffield. Là, il s’est lié d’amitié avec Rob Gordon, fondateur du disquaire FON qui se transformera en un label mythique nommé Warp Records. Il y enregistrera plusieurs albums, en collaboration avec des musiciens et producteurs du cru. C’est ainsi que nait En Amour, remix d’un de ses titres de son album de chansons pourtant resté dans les tiroirs de sa maison de disques. « Eric Morand, qui n’avait pas encore monté F Com, était passé à Sheffield, se souvient Fred de Fred. Il est resté deux jours et on lui a présenté l’équipe de Warp, c’était le début de ce laboratoire. Il a mis sa petite touche en studio, l’enregistrement du morceau s’est fait de façon relax. » Pour l’occasion, Fred de Fred a investi le studio de Human League où il s’est entouré de Jon Quarmby aux claviers et à la programmation, et d’Ephraim Lewis, espoir de la soul british disparu tragiquement en 1994, aux chœurs. « Richard H. Kirk de Cabaret Voltaire est passé et m’a fait un sourire, ça lui plaisait bien. En hommage, je me suis lancé dans un remix Voodoo Mix Industrial bien moins accessible que cette version », sourit-il aujourd’hui.
L’histoire de ce pionnier français illustre la mutation en marche, ce passage de relais où l’artiste s’approprie le studio pour modeler à sa guise la matière électronique. Si les tenants de la variété ont alors encore leur mot à dire, la prise en main des manettes par l’artiste producteur est en passe de devenir la règle. Cette révolution, on la doit aussi à la techno puis à la house, un séisme que Fred de Fred a vécu en direct. « En 1986, je me trouvais dans la queue pour entrer au Leadmill, la grande salle de Sheffield pour la musique indé. De l’extérieur, on pensait que l’immeuble était toujours une usine vu le bruit qui en sortait ! L’année suivante, j’y passais une soirée et là, j’entends de la musique comme je n’en avais jamais entendue. Il n’y avait plus de caisse claire mais que de la LinnDrum, comme celle qu’on entend sur l’album 1999 de Prince. Je suis allé demander au DJ qui m’a répondu que c’était de la house de Chicago. Je me suis dit qu’on assistait à la naissance d’un truc. Début 88, Pump Up the Volume de M/A/R/R/S passait à l’émission Top of the Pops. La brèche était ouverte. » Plus rien ne serait comme avant. En France non plus, comme le révèle cette page passionnante déterrée par Dynam’Hit dont les hybrides parfois maladroits ont contribué à leur humble niveau à la grande aventure des musiques électroniques.