Alors que Warp Records vient tout juste de rééditer trois disques du groupe le plus magnétique de Birmingham dont la disparition brutale, il y a onze ans déjà, de la chanteuse Trish Keenan a sans doute contribué quelque part à cette accession du groupe à une forme de postérité, nous avons choisi de republier cette interview parue il y a 25 ans dans la RPM. Au moment de la sortie de Work And Non-Work, une compilation des trois premiers singles / EP avant leur signature chez Warp, Christophe Basterra rencontrait Broadcast au grand complet lors d’un concert dans une salle londonienne.
L’une des plus belles surprises de cet été nous vient d’Angleterre. Après trois singles enchanteurs et mystérieux distribués au compte-goutte, Broadcast – une jeune fille et quatre garçons – réalise aujourd’hui via Warp Work And Non-Work, une compilation essentielle et désespérément belle. Un univers imaginaire, un charme crépusculaire : telle est la musique de Broadcast, plus beau fleuron d’une scène post-pop qu’il faudra surveiller de près.
Sur la scène du Dingwalls, adorable petite salle londonienne située dans le Camden Lock, Broadcast impressionne. Calme et impassible, la ravissante Trish Keenan, frange brune juste au-dessus des yeux, ressemble à s’y méprendre à la Françoise Hardy circa 1966. A sa droite, le bassiste James Cargill semble tout droit sorti d’un groupe Factory de 1981. A sa gauche, Tim Felton se refuse à quitter des yeux sa guitare tandis que Roj Stevens se joue de ces quatre ou cinq claviers analogiques. Derrière, le timide Steve Perkins assure un tempo métronomique. Si d’aucuns pouvaient douter, à juste titre, de la capacité de ces cinq jeunes gens – ils ne doivent pas avoir bien plus de 22 ans – à recréer sur scène la magie de leurs disques, qu’ils se rassurent. En concert, Broadcast hypnotise, sans avoir recours à certains trompe-l’oeil, les mélodies séduisent puis enchantent, les arrangements surprennent puis enivrent. Les chansons gardent cette incroyable force évocatrice, cette dimension picturale, cette beauté cinématographique…
Intello
Juste après une balance un peu chaotique, les cinq amis s’étaient presque excusés de ce rapprochement obligé aux mythiques BO de Bernard Herrmann, Ennio Morricone ou Francis Lai : « En fait, tout ce qui est bandes originales de film fait clairement partie de nos influences. Mais cette approche reste très spontanée. Sincèrement, jamais nous ne nous sommes dits : ‘Tiens, essayons de composer un morceau qui aurait l’atmosphère d’une BO des années 60’. Naturellement, inconsciemment presque, je crois que cela se retrouve dans certains de nos morceaux. », explique Trish en baissant les yeux. C’est elle qui avec James, est à l’origine de Broadcast. Auparavant, elle se produisait seule, accompagnée d’une guitare acoustique. Lui avoue avoir déjà eu quelques expériences de groupes mais n’en dira pas plus, visiblement gêné par un passé que l’on imagine très indie… Broadcast est ainsi né voici deux ans, dans cette ville un peu grise qu’est Birmingham. Six mois plus tard, le quintette au grand complet faisait ses débuts discographiques sur le minuscule mais précieux label Wurlitzer Jukebox. Il n’en faudra pas plus pour que le groupe se fasse repérer par les toujours curieux Stereolab et leur manager, Martin, qui gère également le label Duophonic. Living Room et le merveilleux The Book Lovers viendront ainsi étoffer la discographie du groupe et provoquer, comme de bien entendu, quelques comparaisons avec Stereolab. « Oh, on s’y attendait un peu. Une fille au chant, l’utilisation de claviers vintage, Duophonic… Bien sûr, c’est un peu ennuyeux car tu as toujours tendance à croire que tu es différent des autres, que tu as ta propre personnalité. Mais Stereolab reste une bonne référence, on ne va pas se plaindre… » Broadcast, d’ailleurs, ne semble jamais se plaindre. Il ressemble au groupe le plus tranquille de l’histoire. Mais il faut parfois se méfier… Titillez-les ne serait-ce que trente secondes sur cette réputation intello : « C’est n’importe quoi ! », affirme James visiblement exaspéré. « Oui, c’est vrai, Roj et moi nous sommes rencontrés à l’Université. Et alors ? Tous les groupes qui se sont rencontrés en fac sont-ils des intellectuels ? Mais bon, non, nous ne passons pas nos journées à lire des livres incompréhensibles et à réfléchir sur tel ou tel sujet philosophique ». « C’est sans doute parce que des fois, on a tendance à compliquer nos morceaux, on utilise des accords que l’on retrouve plus souvent dans le jazz que dans la musique pop », poursuit Trish, sur un ton un peu plus calme. Même si ces deux-là sont les plus loquaces, tout le monde s’empresse, dès que possible, d’insister sur le fait que chaque membre a la même importance, ne serait-ce que dans le processus de création. « Tout peut arriver. Parfois, Trish apporte une idée qu’elle a trouvée sur sa guitare, parfois tout part d’un sample, sample que l’on ne retrouvera peut-être pas dans la version finale du morceau. Et ça, n’importe qui dans le groupe est capable de le faire. »
Discothèque
Vous vous en êtes peut-être douté : ces cinq jeunes gens vivent pour la musique. Passionnés est le premier adjectif qui vient à l’esprit lorsqu’ils commencent à parler des mythiques United States Of America, de jazz, de hip-hop, des nouvelles musiques électroniques. « Oui, c’est vrai que pour nous, cet éclectisme dans les goûts est presque fondamental. C’est cette diversité qui nous permet de composer les chansons de Broadcast. Mais je ne sais pas ce qui en est pour les autres. Mais je ne crois pas qu’une discothèque puisse permettre de juger de la qualité d’un artiste… Il y a certainement des groupes intéressants, dans le hip-hop par exemple, qui n’écoutent qu’un seul et même style », affirme Roj. Vous l’avez sans doute compris : les cinq amis aimeraient également vivre de cette musique. Pour ce faire, après les deux cartes postales Duophonic – avec qui ils sont restés en d’excellents termes puisque Martin est resté leur manager -, il était temps que le quintette trouve une structure aux moyens plus importants. Bob Stanley, le Stéphanois de Emidisc, James Lavelle de Mo’Wax ont fait part de leur intérêt. Mais c’est Warp, impeccable label électronique de Sheffield, qui a remporté le morceau. « Effectivement, ce n’est sans doute pas le choix qui pouvait sembler le plus évident pour un groupe comme le nôtre », concède Trish en souriant. « Mais Warp est le premier label à nous avoir contactés, et il s’est vraiment montré le plus enthousiaste. Et puis, on aimait bien cette idée de challenge : dans l’esprit du public, Warp est évidemment un label techno mais en réalité, ils ont un catalogue des plus diversifiés. Ils veulent poursuivre dans cette direction, ils ont envie de fuir cette idée de caste. Et cette ambition nous plaît, c’est exactement ce qui peut nous motiver ». Et James de poursuivre : « De toute façon, si tu fais attention, notre décision n’est pas si surprenante que ça : Warp est avant tout un label qui est à la recherche d’expérimentations et l’une de nos principales volontés est de toujours expérimenter. En fait, nous sommes exactement sur la même longueur d’onde. En plus, aujourd’hui, le public est beaucoup plus ouvert, il s’inscrit également dans ce challenge. Depuis quelque temps, on assiste à des mariages musicaux qui semblaient encore impossibles il y a dix ans : la dance et la pop sont de plus en plus proches, la musique électronique s’est enrichie d’arrangements classiques, des beats plus hip hop se retrouvent sur des disques indie. Et les gens ont envie de ça ». Ce n’est certainement pas les réactions du public lorsque Broadcast a assuré quelques premières parties de Aphex Twin – « excellentes », assurent-ils en chœur – qui viendront démentir ces faits. Tout comme l’accueil dans la presse du premier album du groupe, Work And Non Work. Un disque qui n’est en fait que la compilation des trois premiers singles et marque « la fin d’une époque », assure James. « Voilà ce que nous avons été capables de faire en l’espace d’une année (ndlr. es trois singles sont sortis entre janvier et novembre 1996). Ce qui viendra par la suite sera par la force des choses différent. L’idée de surplace nous effraye. » Et lorsqu’on laisse entendre qu’on est impressionné par la cohésion de l’ensemble, le même James semble prêt à défaillir : « Ah bon ? Pourtant, nous avons essayé d’avoir une approche différente pour chaque session… De toute manière, cette compilation était nécessaire. Chaque single a eu un tirage plutôt limité, Broadcast est un groupe inconnu… Combien de personnes dans le monde nous connaissent ou ont nos disques ? Trois mille, quatre mille, cinq mille peut-être… On n’est pas intéressés par cette idée de rareté, de collectionnite…« Ce qui subjugue dans cette collection de chansons, c’est cette impression de liberté qui s’en dégage et ce travail sur le son, même si les moyens jusqu’alors mis en œuvre restaient des plus restreints. Pour le groupe, la réponse coule de source : « Pour nous, il est presque impossible d’avoir une grande chanson sans un son fantastique », rétorque Roj. « Je crois que les deux vont de paire. Il ne faut pas les privilégier l’un ou l’autre. bien sûr, il faut toujours faire attention : quoiqu’on en dise, il est toujours plus facile de s’acharner à trouver le son parfait plutôt que de s’intéresser à une vraie chanson ». Et James de poursuivre : « On ne sait jamais quand un morceau est terminé… Jusqu’à présent en tout cas. Disons que nous sommes peut-être d’éternels insatisfaits. Je sais que les morceaux que nous avons réalisés jusqu’à présent ne me satisfont pas, pas à 100% en tous cas ».
Cirque
Insatisfait mais les pieds sur terre. Broadcast est un groupe qui sait ce qu’il veut. Certes, ils s’étonnent tous lorsqu’on leur avoue que leur musique a ce côté romantique qui les rend si français, si continental. « Paris est une ville attirante… Mais nos goûts musicaux nous rapprochent plutôt des États-Unis ». C’est pourtant en Angleterre que le quinquette, cet été, devrait commencer à enregistrer son premier véritable album, dont la sortie ne doit pas être attendue avant mars 1998. S’ils avouent n’avoir pour l’instant que des ébauches de morceaux, ils savent déjà qu’ils ne veulent surtout pas être produits par « John Leckie ! » Ils savent surtout pourquoi ils se sont retrouvés, un jour, au sein de Broadcast, tous mus par une même ambition. « La musique, il n’y a que ça qui nous intéresse », affirme Trish… « C’est pour ça que nous avons du mal à nous considérer comme un groupe pop, une image souvent associée à l’idée de succès, à la recherche de ce succès… Aujourd’hui, il y a tant de gens que l’on croise dans ce milieu qui semblent juste obnubilés par cette idée d’être reconnu, beaucoup plus en tout cas que par l’idée ne serait-ce que d’essayer de faire de la musique décente. Nous n’avons pas envie de ce cirque ». « Et puis », achève James, « un groupe pop respecte des règles de composition, de structure avec lesquelles nous n’avons pas envie de nous embarasser ». Broadcast ? Une révolution permanente.
Les albums Microtronics Vol 1 & 2, Mother Is The Milky Way et les BBC Maida Vale Sessions de Broadcast sont disponibles en format physique et digital sur Warp Records.