Annie Ernaux : « On ne sort pas du désir dans la chanson »

Pour l’écrivaine Prix Nobel, qui présente une exposition photo à la MEP à Paris, la musique est supérieure à l’écriture, elle offre de tout revivre à l’infini.

La femme au gant par Dolorès Marat (Collection MEP)
Détail de « La femme au gant » par Dolorès Marat (Collection MEP, Paris)

« Je suis traversée par les gens, leur existence, comme une putain ».

Cette phrase, essentielle dans l’œuvre d’Annie Ernaux, est extraite du Journal du dehors (Gallimard), texte plutôt que roman, collecte de moments glanés dans les transports en commun, les supermarchés, les rues d’une ville nouvelle, Cergy-Pontoise, et publié en 1993.

C’est à partir de ce texte qu’est née l’exposition Extérieurs, que propose la MEP jusqu’au 26 mai 2024. Constituée de photographies extraites de la collection de cette maison sélectionnées par Lou Stoppard, le parcours proposé au premier étage met en relation des extraits du Journal du dehors, occupant parfois un pan entier de murs comme le ferait une œuvre plastique, et des photographies en couleur ou en noir et blanc qui n’illustrent pas les textes, mais les complètent, les questionnent, les reflètent.

« Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui, par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-mêmes. » (Journal du dehors)

Hiro, Shinjuku Station, Tokyo, 1962. Tirages gélatino-argentiques. Collection MEP, Paris.
Hiro, Shinjuku Station, Tokyo, 1962. Tirages gélatino-argentiques. (Collection MEP, Paris)

« J’ai vraiment cette impression d’être moi-même un lieu de passage. »

L’idée de la traversée, du passage, est essentielle pour comprendre l’œuvre littéraire d’Annie Ernaux comme pour saisir l’essence de cette exposition où s’entrecroisent des trajectoires, des regards, des éclats de miroir brisé, des vitres derrière lesquelles l’on passe ou s’abrite.

Bernard Pierre Wolff, Shinjuku, Tokyo, 1981 Tirage gélatino-argentique Collection MEP, Paris.
Bernard Pierre Wolff, Shinjuku, Tokyo, 1981 Tirage gélatino-argentique. (Collection MEP, Paris)

Pourtant un texte n’est pas une photographie, même si, comme l’écrit Lou Stoppard dans le catalogue de l’exposition, il est possible de lire une photographie ou de voir un texte. Alors pourquoi les lier ? Peut-être parce que le Journal du dehors montre à quel point l’écriture d’Annie Ernaux est tournée vers l’autre, vers l’extérieur. Par l’écriture, il s’agit avant tout de sortir de soi et non de se tourner autour. Les photographes exposés ont cette même démarche : donner à voir ce passage du dedans au dehors, cette extraction d’une réalité intérieure pour se jeter dans le bain bouillonnant du monde.

« C’est, je crois, dans la façon de regarder aux caisses le contenu de son Caddie, dans les mots qu’on prononce pour demander un bifteck ou apprécier un tableau, que se lisent les désirs et les frustrations, les inégalités socioculturelles. Dans la caissière humiliée par la cliente, le SDF qui fait la manche et que les gens évitent, les violences et la honte de la société — dans tout ce qui semble anodin et dépourvu de significations parce que trop familier ou ordinaire. Il n’y a pas de hiérarchie dans les expériences que nous avons du monde. La sensation et la réflexion que suscitent les lieux ou les objets sont indépendantes de leur valeur culturelle et l’hypermarché offre autant de sens et de vérité humaine que la salle de concert. » (Journal du dehors)

Clarisse Hahn, Ombre (Shadow), 2021, Gallery Jousse Entreprise, Paris
Clarisse Hahn, Ombre (Shadow), 2021. (Gallery Jousse Entreprise, Paris)

 « La photo est le tragique de la vie, contrairement à la chanson ».

Pour Annie Ernaux qui a toujours aimé les chansons populaires (dans le Journal du dehors, elle cite des chansons de son enfance, mais aussi Edith Piaf, Dalida ou Desireless) la chanson crée la possibilité de revivre un moment car la mémoire convoque par la musique la réitération d’une sensation, d’une mémoire interne. La photographie clôt l’instant, elle y met un terme, la sensation éprouvée ne peut être retrouvée. Pour Annie Ernaux, la musique est supérieure à l’écriture, elle offre de tout revivre à l’infini.

Johan van der Keuken, Rue de Rivoli, 1957, de la série Paris Mortel. Tirage gélatino-argentique Collection MEP / Noshka van der Lely
Johan van der Keuken, Rue de Rivoli, 1957, de la série Paris Mortel. Tirage gélatino-argentique (Collection MEP, Paris / Noshka van der Lely)

« Toutes les images disparaîtront. »

Saisir l’instant, essence de la photographie comme de l’écriture, ce qui en fait le paradoxe puisque la capture de l’image la fige, tout comme le livre terminé met le point final à l’écriture. Saisir l’instant est peut-être impossible et dans ce cas, écrire n’est qu’une vaine tentative de retrouver le « temps perdu », puisque tout nous échappe ou comme l’écrit Annie Ernaux dans Les Années, quoi que nous fassions, « toutes les images disparaitront ».

Janine Niepce, H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant, 1965. Tirage gélatino-argentique. Collection MEP, Paris.
Janine Niepce, H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant, 1965. Tirage gélatino-argentique. (Collection MEP, Paris)

L’exposition Intérieurs, Annie Ernaux et la photographie se déroule à la MEP à Paris.

Playlist inspirée par l’expo

Edith Piaf, La foule

Vashti Bunyan, Train song

Désireless, Voyage Voyage

Patrick Coutin, J’aime regarder les filles

Chromatics, In the city

Clash, Lost in the supermarket

Lana del Rey, Blue Jeans

Lou Reed, Waiting for my man

The Cure, Kyoto Song

Pet Shop Boys, Shopping

Alain Souchon, Ultra moderne solitude

Françoiz Breut, Ville nouvelle

Dalida, Dans la ville endormie

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