Il a mis quelques mois pour parvenir jusqu’à nous – un peu moins de trois pour être exact – en transitant par les méandres confidentiels des recommandations parfois entraperçues au détour des réseaux sociaux. Et pourtant, au-delà des hasards et des accidents de cette rencontre fortuite, impossible de ne pas éprouver, dès la première écoute de ce premier album solo d’Andrew Gabbard, la conviction paradoxale qu’il nous était destiné. Très profondément et très exactement. Nous ne savions pourtant rien de son auteur et, il faut bien l’avouer, après quelques recherches connectées, nous n’avons toujours pas appris grand-chose.
Quelques traces biographiques, à peine : une carrière musicale entamée au début du siècle dans l’Ohio où il réside, du côté de Dayton ; une participation régulière, souvent en compagnie de son frère Zachary, à quelques groupes locaux de rock garage à la renommée moyenne – Thee Shams puis Buffalo Killers – et un emploi, sans doute plus alimentaire, de guitariste de scène pendant plusieurs des tournées de The Black Keys. Qu’a-t-il retenu de décisif de ce parcours et qui transparaitrait ici de manière évidente ? Sans doute un savoir-faire qui lui permet de jouer de l’ensemble des instruments et qui confère à ces enregistrements domestiques une patine bien éloignée du bricolage imparfait suggérée dans leur titre. Difficile en tous cas, en reliant simplement ces quelques points épars, de tracer la ligne droite et cohérente qui l’aurait conduit jusqu’à Homemade. Et donc jusqu’à nous.
Pourtant, il y a dans ces douze chansons – onze compositions originales et une reprise de Promises I’ve Made, 1970 d’Emitt Rhodes, comme un clin d’œil plus qu’engageant – une forme d’évidence qui transforme immédiatement la découverte de l’espace musical inconnu en reconnaissance admirative d’un terroir familier, presque intime. D’abord parce que Gabbard semble y réaliser ce très ancien fantasme enfantin qui consisterait à être à la fois un peu des quatre Beatles. Une sorte de fusion imaginaire où se superposent les intonations nasales, à la fois accablées et rageuses, du meilleur Lennon, les mélodies célestes, nonchalamment balancées sur un piano de bastringue, directement extraites de McCartney, 1970, les harmonies un peu tristes de Harrison et même les rythmiques brinquebalantes de Ringo. Une combinaison qui ne relève pas, bien heureusement, d’une velléité idolâtre de reconstitution historique ou de pastiche. Gabbard ne revêt aucun déguisement. Il incarne et c’est bien mieux. Tous ces ingrédients référencés sont ainsi moulinés dans une forme de psychédélisme rustique très séduisante qui n’est pas sans évoquer les riches heures de Wilco, celles qui précédèrent longtemps la lassitude puis l’indifférence. Qu’elles soient fondées sur l’introspection – Brand New Cut, Our Dream – où issues de la contemplation attentive d’un fragment du réel ou d’un détail matériel dont surgit l’inspiration – Jade Bonsai Garden, Hot Poutine – ces chansons semblent imprégnées à la fois d’une mélancolie poisseuse et un désir vivace de demeurer présent au monde. Un peu par espoir et beaucoup parce que c’est la plus mauvaise des solutions à l’exception de toutes les autres. « I haven’t got high in a long time/I just don’t feel like getting high.« chante Gabbard sur Getting High. La musique qui l’accompagne en mode mineur et que n’aurait sans doute pas renié Epic Soundtracks suggère plutôt l’inverse, dans les accents plaintifs des cordes et les gémissements d’une pedal-steel. Le contraste est saisissant mais la fuite n’apparaît plus comme une option vraiment crédible. Trop d’années déjà écoulées – et les dernières en particulier, qui sont évoquées sur Wake Up, Brother et invitent à goûter l’instant présent dérobé, sans surjouer la béatitude ; trop de bonnes chansons à composer, pour lui. A écouter, pour nous. C’est dans cette capacité à suggérer les tensions tout en esquissant leur résolution potentielle avec une sincérité à la fois poignante et légère que Gabbard excelle. Et c’est ainsi qu’il est parvenu à toucher en nous quelque chose d’essentiel.