Air décroche la lune

Air
Air / Photo : Philippe Lévy

L’une de mes grandes spécialités, c’est de perdre de vue des gens bien / cool / sympas / (sur)doués… Parfois, la chance me rattrape, et je les retrouve (avant bien sûr de les reperdre à nouveau de vue, mais c’est une autre histoire). Comme d’autres, j’ai découvert Air en 1995 avec la compilation Source Lab-, qui bien sûr avec le recul, fait figure d’acte de naissance de cette scène que les Britanniques baptiseront french touch. C’était aussi le début du hip-hop abstrait (beaucoup plus classe que le trip-hop) et le proche retour du easy listening (mais nous savions déjà que Burt Bacharach était à lui seul supérieur à quatre Beatles) et dans ce contexte-là, je me souviens avoir beaucoup aimé j’ai aimé les six minutes alanguies de Modulor Mix. Et puis, un an plus tard (à peu près) j’ai adoré le maxi Casanova 70, sa pochette discrètement sortie des années 1970, la ligne de basse entêtante du morceau éponyme, les claviers crépusculaires sur lesquels se prélassaient Les Professionnels. Je n’en suis plus très sûr mais je crois que c’est pour ce disque que Les Inrocks ont publié une photo du groupe. Une photo qui… … a provoqué une multitude de flashes façon Kerouac (mais sans les psychotropes) et dans le désordre : le jour de l’an 1989 à Viroflay, le tremplin de Levallois-Perret remporté par Rosa Luxemburg face à Orange, Orange encore en première partie de Oui Oui et avec une reprise de Suffragette City lors d’un mois de mai et d’un concert qui fut finalement notre Lesser Free Trade Hall, l’anniversaire au 10bis de l’Allée des Gardes Royales où l’on a offert le blouson qui ressemblait à un blouson de Bowie, la barquette réfrigérée pour la cassette de Spleen Idéal, le local de répétition du Chesnay, le barbecue dans le quartier Porchefontaine, le piano bar pas loin du Boul Mich’… Une photo pour laquelle je me souviens m’être exclamé : « Mais je les connais ». Une photo qui m’a rappelé à quel point déjà, au sein d’Orange, on les trouvait bons… Et puis, de remixes en maxis, signé sur l’un des labels les plus cool de l’Hexagone – Source –, Air est devenu à juste titre, des deux côtés de la Manche et de l’Atlantique, le groupe dont tout le monde parlait, comme Daft Punk quelques mois auparavant. En janvier 1998, un an après le Homework du groupe suscité, Jean-Benoit Dunckel et Nicolas Godin réalisaient un très attendu premier album. Quelques semaines plus tôt, en compagnie de mon acolyte Philippe Jugé – sous l’alias qui ne faisait rire que nous (et quelques autres), Les Frères Poussières –, nous avions posé dans un bar parisien pléthore de questions aux principaux intéressés, à la fois forts et fragiles, sûrs d’eux et inquiets, sans oser imaginer la future ampleur du succès de ce Moon Safari, mise en orbite définitive d’une certaine scène française – dont on avait connu la genèse, sans pouvoir imaginer alors qu’on était un témoin privilégié – qui vient de fêter ses vingt-cinq ans…

Après trois maxis intelligemment compilés sur le justement nommé Premiers Symptômes, l’autre duo que la Terre entière nous envie déjà sort un premier album, Moon Safari, où il se révèle sous un jour presque inattendu : entre onirisme instrumental (La Femme D’Argent) et ritournelle pop entêtante (Sexy Boy), entre effets de Moog et arrangements de cordes à l’ancienne, ce disque, plus que le premier album de Air, est sans doute l’une des plus belles réussites de la décennie en cours. D’une adolescence versaillaise aux collaborations avec le ponte de l’électronique Jean-Jacques Perrey, des balbutiements glam d’Orange aux remixes de Depeche Mode ou Neneh Cherry, Jean-Benoit Dunckel et Nicolas Godin acceptent de lever le voile sur un parcours peu banal où chance, talent et hasard sont intimement liés.

Air
Air / Photo : Philippe Lévy

Nicolas Godin : Quand Source a monté le projet Source Lab, on m’a proposé d’écrire un morceau pour cette compilation. Je travaillais dans un studio où Teri Moïse enregistrait des maquettes. À la fin d’une séances, j’ai enregistré un rythme à la batterie. Chez moi, j’ai plaqué une ligne de basse et quelques accords de Rhodes. À partir de ces éléments, je suis allé voir Étienne De Crécy, on a loué un peu de matériel, on s’est enfermé pendant un week-end chez un de ses copains, on a terminé le morceau dans la nuit. Ça a plu aux gens de Source et Modulor est sorti. À cette époque, j’avais plus ou moins laissé tomber la musique : ça m’a toujours intéressé mais je manquais de confiance pour m’investir totalement. J’avais trop peur de l’échec. J’ai donc suivi des études d’architecture, un milieu que je maîtrisais mieux parce que mon père est lui-même architecte. Ça me paraissait plus naturel d’en faire mon métier. Sans Marc, de Source, qui m’a poussé, qui m’a aidé à surmonter mon angoisse face à la création, Air n’aurait sans doute jamais existé.
Jean-Benoit : Après l’aventure Orange, on a arrêté de jouer ensemble. Nicolas lui a poursuivi avec Alex Gopher dans une veine plutôt funk. Moi, j’ai joué dans d’autre groupes. J’ai toujours continué de faire de la musique. J’ai accompagné des chanteurs style chanson française au piano dans des bars à Paris, notamment dans le quartier de Saint-Germain Des Prés. J’ai joué sur des pianos dégueulasses dans des cafés pourris devant des gens qui n’en avait rien à foutre.
Nicolas : C’est là que je l’ai retrouvé un soir. On s’était un peu perdu de vue, on se croisait juste dans des soirées de temps en temps… Je suis allé le voir après avoir surmonté mon complexe… J’étais enfin décidé à me lancer après Modulor et je ne l’imaginais pas le faire sans Jean-Benoit. J’ai attendu la fin de son concert et on s’est retrouvé au bar. Je lui ai proposé de relancer un groupe. On en avait tous les deux marre de galérer et on était conscient que c’était le moment ou jamais de prendre la décision.

Air, c’est avant tout une histoire d’amitié ?
Nicolas : C’est évident ! On se connait tellement bien que l’on peut se dévoiler sans se préoccuper de ce que l’autre va penser. Il existe une telle estime entre nous que l’on peut puiser au fond de nous-même. On a une liberté totale. Lorsque tu travailles avec un ingénieur du son, tu as les boules de te planter, tu fais sans cesse attention à l’image que tu donnes et du coup, tu vas moins loin dans la recherche. Avec Jean-Benoit, nous retrouver ensemble au fond de la médiocrité, ça ne nous gène pas.
Jean-Benoit : Un musicien évolue entre la médiocrité et la grandeur. Pour moi, il n’y a pas de juste milieu. Quand tu travailles sur une idée, tu peux passer du plus haut comique à un truc dément.
Nicolas : Il faut être sans complexe, ne pas avoir peur du ridicule. C’est pareil pour un acteur : il faut parfois avoir du courage pour faire passer quelque chose. Et quand tu enregistres, il ne faut pas craindre de réaliser des trucs ridicules parce qu’au bout de ce ridicule, il peut y avoir une bonne idée. Et ça, tu ne peux le faire qu’avec quelqu’un en qui tu as une confiance absolue.

Il était impossible d’envisager Air avec d’autres membres permanents ?
Nicolas : Impossible, oui. De toute façon, on ne pouvait pas être plus de deux dans le groupe, c’est déjà tellement conflictuel… Et puis cela permet réellement de fonctionner de façon démocratique. Une chanson est finie lorsque nous sommes tous les deux entièrement satisfaits. Chacun a un droit de veto.
Jean-Benoit : Si tu veux créer un univers original, bâtir un monde personnel, il faut vraiment une entente parfaite. À deux, c’est déjà compliqué, alors à plus… Pour que la sauce prenne, que les egos s’accordent, il faut déjà y mettre du sien.

C’est pour cela que vous avez décidé de produire Moon Safari vous-même ?
Jean-Benoit : Air, ce sont deux facettes complètement imbriquées : la composition et la production. Dans notre esprit, l’un ne peut pas aller sans l’autre. Le son, la source du son et l’émotion ne font qu’un, c’est indissociable. On se voit mal confier notre musique à quelqu’un d’autre. Trouver une belle mélodie ne suffit pas, il faut aussi trouver le son qui va la mettre en valeur.
Nicolas : La production fait partie de la composition. Ce qu’on demande au gars qui mixe, c’est de donner la patate au morceau. Tout le reste est là. Nos maquettes sont souvent très proches du résultat final. Si j’avais envie de travailler avec un producteur, je monterais un groupe avec lui.

En studio, vous êtiez livrés à vous-mêmes ?
Jean-Benoit : Pour l’enregistrement, nous nous sommes vraiment isolés. On avait même réussi à se faire oublier. On imaginait très bien la maison de disques se dire un matin : “Ah mais tiens, Air est en train d’enregistrer… Il faudrait peut-être que l’on aille voir !” Quoi qu’il en soit, à ce moment-là, on pensait réellement que l’on allait rester underground, n’être qu’un petit groupe français parmi d’autres. Par contre, j’ai toujours eu conscience du luxe de notre situation. Tu te rends compte, on nous payait pour enregistrer un disque, pour participer à un projet musical. C’est pour cela que cela ne me dérangeait pas d’aller travailler chaque matin.
Nicolas : Alors que moi, j’ai horreur de faire de la musique le matin. Tu as les oreilles plein de merde… Le matin, ce que j’aime, c’est faire l’amour.

Tout le monde en parle, mais c’est vraiment incroyable de constater qu’autant d’acteurs de la scène musicale d’aujourd’hui sont originaires de Versailles…
Jean-Benoit : C’est vrai, c’est surprenant de voir tous ces gens dans la presse, dans les labels, tous ces artistes qui sont originaires de Versailles. Pendant longtemps, ça a été un creuset et peut-être que l’émulation, les échanges musicaux ont débouché sur ce “phénomène”. Au départ, je pense que pour beaucoup, c’étaient principalement des bons souvenirs et petit à petit, ces souvenirs se sont transformés en envie, en ambition.
Nicolas : À Versailles, on se connait tous. Étienne De Crécy, pour beaucoup d’entre nous, c’était un peu l’extra-terrestre. On vient tous du rock et c’est le premier qui a lâché l’affaire pour faire de la house. Nous, on hallucinait. Lorsqu’il a créé Motorbass, on se demandait où il voulait en venir. On a compris un peu plus tard.
Jean-Benoit : Jusqu’ à la fin des années 1980, on se suivait tous, on faisait tous des groupes ensemble, on a monté des groupes ensemble. On répétait tout le temps avec Orange, parfois jusqu’à trois fois par semaine. On était réellement motivés, on donnait des concerts, on enregistrait des maquettes.
Nicolas : Pour moi, Versailles a plus d’importance que la France ! J’y retourne tous les week-ends. C’est là qu’habitent ma famille, mes amis, j’y ai tous mes souvenirs d’enfance. Le centre commercial de Parly 2, c’est l’endroit le plus magique du monde !

On vous associe souvent à la scène groove alors que finalement, vous êtes assez éloignés musicalement d’un Daft Punk ou d’un Motorbass. 
Nicolas : Ça vient de notre présence sur la compilation Source Lab. Cela étant, dans le concept même de Air, on retrouve le but originel de la house, de la culture club : le “produit” est plus important que le groupe. Dans Air, personne ne sait qui fait quoi mais la musique existe. C’est ce qu’on appris en côtoyant de gens comme Etienne et c’est peut-être notre point commun avec cette scène groove. Dans le fond, c’est certainement ce qui nous rapproche de Daft Punk. Artistiquement, cette situation nous permet d’être libres. Si pour le deuxième album, on veut faire une chanson pop, on appellera quelqu’un pour chanter et on ne choquera personne.

Un autre point commun, dans ce cas, serait peut être votre penchant pour la musique instrumentale ?
Nicolas :
Avec Alex Gopher, cela fait très longtemps qu’on l’on joue de la musique instrumentale. Jusqu’à présent, cela n’intéressait personne et puis, le vent a tourné. On est vraiment conscient que l’époque nous a aidés. Il y a cinq ou six ans, il aurait été impossible de sortir un disque comme Moon Safari. Les mentalités ont évolué et en partie, grâce à la house.
Jean-Benoit : Mêmes les instrumentaux racontent une histoire, au même titre qu’une chanson.
Nicolas : Personnaliser une composition pour l’auditeur en lui donnant un titre, c’est très difficile : en général, les gens se foutent du titre d’un morceau instrumental. Mais pour nous, des titres comme La Femme D’Argent ou Le Voyage De Pénélope définissent parfaitement ces morceaux. Donner un titre, c’est presque la partie la plus marrante du boulot. Mais dire qu’un morceau est fini lorsque son titre définitif est trouvé, c’est aussi con que de penser qu’un bon single, c’est une coupe de cheveux.

Cet amour des instrumentaux a fait qu’on a souvent comparé votre musique à des bandes-originales de films.
Nicolas : C’était assez facile… Nous, ce qui nous intéresse dans la musique de film, c’est que l’on sort du schéma traditionnel de la chanson. Du coup, la musique vaut pour elle-même. Pas de refrain, pas de clip, pas de couplet, pas de promo : le pied. Dans mon esprit, lorsque tu composes des musiques de films, tu dois passer plus de temps à travailler réellement sur la musique que dans notre situation actuelle. Pour un musicien, c’est certainement le meilleur job et c’est certainement quelque chose vers lequel on se tournera rapidement, succès ou non avec Air.

Le côté “textes” ne vous intéresse pas du tout ?
Jean-Benoit : Les textes, ce n’est qu’un habillage, c’est un jeu. Nous sommes aussi un peu frileux mais nous avons quand même beaucoup évolué ces derniers mois. Au début, il n’y avait rien et maintenant, il y a quelques mots.
Nicolas : Nous utilisons les mots pour leur sonorité, leur musicalité. Franchement, on n’a rien de précis à dire. Ce qu’on cherche à faire, c’est provoquer une émotion, pas de passer un message. Souvent, une phrase suffit à plonger l’auditeur dans un monde complètement fou, dans lequel nous-même, on s’est plongés en écrivant la chanson.
Jean-Benoit : Écrire les paroles de Sexy Boy, ça a dû nous prendre un quart d’heure, un soir devant la télé. Et j’en suis fan.
Nicolas : Même pour les textes, nous travaillons réellement collectivement. Pour Remember, Jean-Jacques Perrey a suggéré “remember”, Jean-Benoit, “forever” et moi, “together”

La sortie de ce premier album représente quoi pour vous ?
Jean-Benoit : Un rêve qui se réalise.
Nicolas : C’est difficile d’avoir du recul. Je me souviens, dans mon esprit, le dernier jour de travail sur l’album devait être le plus beau jour de ma vie mais en fait, ça a aussi été le pire car en réécoutant les morceaux, je n’entendais plus que nos erreurs. D’un côté, tu réalises un rêve et de l’autre, tu as peur des réactions. Au début, à chaque fois que je donnais une copie de l’album, j’avais envie de dire : “Tu sais, le prochain sera meilleur !” En fait, Moon Safari, c’est un instantané de notre état d’esprit entre le 15 avril et le 15 juillet 1997. D’ailleurs, si tu compares Premiers Symptômes à Moon Safari, tu t’aperçois vit que c’est complètement différent.

Les deux mots du titre, Moon et Safari, sont comme antinomiques : c’est voulu ?
Nicolas :
Notre musique, c’est un peu un mélange du passé et du futur. La Lune est là depuis une éternité et ça reste l’une des obsessions de l’homme d’aller marcher dessus. Pour nous, l’idée de la Lune correspond bien à notre musique. Je me souviens, étant plus jeune, avoir passé des heures en Corse allongé sur la plage à regarder la Lune et la Voie Lactée. Je trouve ça tellement fabuleux. D’ailleurs, ça me déconcentrait même quand j’étais avec une fille sur la plage.
Jean-Benoit : Moon Safari, ça évoque également une sorte d’attraction pour la beauté étrange. Dans notre musique, nous sommes attirés par l’étrangeté, caractérisé par la production, et la beauté, caractérisée par les harmonies. L’association de ces mots nous semblait bien résumer ces deux notions. Et puis, ce titre est esthétiquement classe, il sonne bien en bouche. Il claque… Le safari, c’est l’aventure, le voyage et notre album est aussi une sorte de voyage hallucinatoire.
Nicolas : Il est aussi un voyage intérieur dans les émotions, un retour à l’amour, à l’innocence, à la pureté.

Vous êtes de ceux qui pensent que la musique est un art à part entière ?
Jean-Benoit : Cela ne fait aucun doute, la musique est un art exigent qui ne supporte ni la médiocrité, ni la paresse, ni la violence, ni la traîtrise. La musique est une activité noble. Pour faire de la musique, il faut que tu te mettes dans un état d’esprit particulier, je crois qu’il faut être plein de bonté, avoir une grandeur d’âme. La bonne musique est intemporelle : c’est celle qui te fait avancer d’un pas, même tout petit.
Nicolas : Au delà de toute technique, dans un bon morceau, il doit se passer quelque chose. C’est certainement ce qu’on appelle l’inspiration. Parfois, tu peux jouer pendant quatre heures en vain, sans que rien ne se passe et puis en cinq minutes, l’inspiration est là. Il faut toujours se tenir prêt parce que cela ne va peut-être durer que quelques minutes. La musique, c’est une activité qui prouve sans cesse que tu n’es pas maître de tes facultés. Si l’inspiration ne vient pas, tu as eu beau travailler ou apprendre, tu n’écriras jamais un beau morceau. C’est notre morceau le plus mystique. Pour moi, Le Soleil Est Près De Moi en est la meilleure preuve. Au départ, le morceau était quelconque, on avait trouvé ces accords pompés sur n’importe quel titre de Lennon, mais rien ne se passait vraiment… Il a fini par devenir notre morceau le plus mystique.  Un soir tard, chez moi, on galérait. Jean-Benoit jouait les accords au clavier, j’étais derrière le micro : on cherchait des mots et puis nous est venue cette phrase, “le soleil est près de moi”, comme par magie. À partir de là, tout s’est mis en place, comme par enchantement. C’était surréaliste ! Si j’avais été seul, je crois que je serais devenu fou. Comment a-t-on trouvé cette phrase et cette mélodie ? Mystère. On ne sait pas ce qui s’est passé. À cette minute-là, nous étions heureux d’exister, de vivre, d’être nous-mêmes. Malheureusement, le morceau est sorti et n’a pas du tout marché et ça me désespère car c’est vraiment le meilleur truc que l’on ait fait. Je ne comprends pas comment les gens peuvent continuer à vivre sans Le Soleil Est Près De Moi… L’espace d’une nuit, j’ai eu le sentiment d’être un grand créateur et puis… rien. C’est une grande leçon d’humilité.
Jean-Benoit : En revanche, les accords de J’Ai Dormi Sous L’Eau étaient vraiment sublimes, c’est un morceau pour moi hyper triste et encore aujourd’hui, lorsque je joue l’intro au clavier, je frissonne. Mais on a raté l’enregistrement et ça donné cette chanson un peut kitsch. C’est toujours extrêmement difficile de retranscrire exactement ce que tu entends dans ta tête, c’est ça qui fait mystère de la musique. Tu es toujours surpris par ce que tu crées.

Chez Air, la spontanéité prime sur le reste ?
Jean-Benoit : Je ne sais pas… Car entre la composition et le mixage d’un morceau, tu ne peux pas être spontané à chaque étape. Composer fait appel à la spontanéité, à l’intuition mais pour le reste…
Nicolas : Parfois, pour composer, tu as besoin de désapprendre. Jean-Benoit est vraiment très doué techniquement et parfois, nous ne sommes pas tout à fait sur la même longueur d’ondes parce qu’il met un peu de temps à oublier des règles que moi, je n’ai pas apprises. Ceci dit, il faut peut-être une certaine aisance technique pour composer des morceaux comme ceux de Air mais il n’en faut pas pour les jouer. Le piano, ce sont des accords plaqués, la basse est en octave et il n’y a pas de solo de guitare à la Hendrix… Le passage le plus compliqué, ce doit être l’envolée au piano de Kelly Watch The Stars… Le reste, ce n’est pas de la haute technicité. D’ailleurs, ça s’entend… Parfois, on ne joue pas en rythme et il y a plein de morceaux avec des pains. Lorsque l’on a enregistré à Abbey Road, un des violonistes est venu nous voir pour nous dire que la basse était fausse… Mais on aime bien. Ça humanise le disque, c’est le reflet des faiblesses de nos personnalités. Prends Sexy Boy, par exemple, c’est évident que l’on chante faux mais lorsque l’on a refait les voix, cela sonnait vraiment moins bien. Alors, on a gardé les premières prises. 

De cette spontanéité, découle la magie du son “Air” ?
Nicolas : Lorsque tu écoutes Air, tu crois que tout est planifié, pensé, étudié alors qu’en réalité, il nous arrive d’appuyer sur “record” sans avoir idée ce que l’on va jouer. Et pour moi, c’est ça qui est génial en musique : ne pas savoir où tu vas. Je me demande souvent où la musique va me mener. Ce qui est passionnant dans toute démarche artistique, c’est de ne pas connaître la route que tu vas emprunter. Si tu sais tout à l’avance, ça n’a plus d’intérêt.

Vous avez utilisé beaucoup d’instruments vintage, comme un orgue Hammond ou un piano Rhodes… C’est le reflet de vos influences musicales ?Nicolas : Non. Les Beatles ne jouaient pas de synthétiseurs, David Bowie n’a jamais utilisé de Rhodes, ni d’orgue Hammond. Gainsbourg n’utilise pas d’instruments délirants. Les instruments que l’on utilise, ce n’est pas par mimétisme mais simplement parce que l’on se sent à l’aise avec eux et qu’ils nous permettent de retranscrire assez fidèlement nos idées. Lorsque j’ai découvert Herbie Hancock, qui utilise des instruments finalement assez proches des nôtres, je possédais la plupart de mes instruments depuis longtemps. Idem avec Stevie Wonder. Le Moog, le Clavinet ou le Rhodes m’étaient déjà familiers.
Jean-Benoit : Je ne crois pas que la culture musicale soit importante pour faire de la musique. Pour moi, la seule chose intéressante dans la culture musicale, c’est qu’elle permet de savoir ce qu’il ne faut pas faire.
Nicolas : Je ne suis pas très curieux en musique. Les disques que j’aime bien, je les écoute tout le temps. J’ai, par exemple, horreur de fouiller dans les bacs d’un disquaire. Souvent, c’est par des copains que je découvre les disques.

Ce qui surprend le plus avec Moon Safari, c’est l’unité qui s’en dégage alors les morceaux sont très variés…
Nicolas :
Parce que tous les morceaux nous ressemblent. Sexy Boy est autant une facette de Air, déjà dévoilée avec le remix du Lattitudes d’Ollano, que La Femme D’Argent. On a un côté hyper pop qui ne transpirait pas sur nos premiers disques. Tu sais, l’un de mes premiers choc musical, ce fut The Buggles au même titre que Porqué Te Vas, Le Sud de Nino Ferrer, Polnareff ou les Korgis. Pour beaucoup, le morceau le plus représentatif de Air, c’est La Femme D’Argent, mais dans mon Panthéon musical, il n’y a aucun morceau qui lui ressemble. Et personnellement, j’aurais cent fois préféré écrire Video Kills The Radio Stars que La Femme D’Argent.

À une époque, on vous connaissait presque plus pour vos remixes (Ollano, donc, mais aussi Neneh Cherry, Depeche Mode, Étienne Daho) que pour vos propres chansons. 
Nicolas : Nous n’osions pas dire non à ces gens que l’on aimait vraiment bien.
Jean-Benoit : Nous avons beaucoup appris, et ça nous aidés pour l’album.
Nicolas : C’est vrai, nous avons appris à utiliser un studio, nous qui faisions beaucoup d’enregistrement à la maison. On a appris à gérer le temps, le stress, autant de notions qui nous échappaient. Chaque remix a été une bonne expérience.
Jean-Benoit : Mais ce que nous avons fait, ce ne sont pas réellement des remixes au vrai sens du terme, plutôt des arrangements : on a rajouté des instruments, changé beaucoup de choses.
Nicolas : Mes deux remixes préférés, ce sont ceux pour Ollano et Depeche Mode. Ce sont les plus sobres, les plus classes. Et curieusement, ce sont les deux qui nous ont été reprochés. Celui de Neneh Cherry. a un côté plouc qui m’emmerde… Celui de Crustation a très mal vieilli. Pour nous, la version originale sonnait déjà comme un remix alors le challenge a été de recréer le morceau. C’était notre premier remix et il y avait cette super voix de fille sur laquelle on a un peu fantasmé… Pour la première fois, on entendait une voix féminine sur notre musique, c’était assez troublant et on a déliré sur notre idéal féminin, la femme, ce monde étrange. D’où le titre du remix La Femme D’Argent qui est ensuite devenu celui d’un de nos morceaux : c’est un nom qui cristallise une certaine idée de la femme idéale.
Jean-Benoit : La Femme D’Argent, c’est une sorte de totem à qui tu ferais des offrandes. Pour nous, ce morceau est comme une longue prière, une prière à nos instruments pour qu’ils fassent des miracles… (Sourire).

C’est avec le remix de Crustation que vous avez eu l’idée de faire appel à une voix féminine pour ceux chansons de l’album ?
Nicolas :
Possible… De toute façon, pour nous, la voix est un instrument comme un autre. La force des Beatles, c’était d’avoir quatre chanteurs. Ceci dit, si l’un de nous deux avait une super voix, cela nous arrangerait bien… Nous avons cet handicap, il a donc fallu trouver une solution pour le contourner. C’est pareil pour l’architecture. On te file un terrain et tu dois t’y adapter. Dans tout projet, il y a des contraintes. Se servir des contraintes pour arriver à quelque chose de bien, voilà le challenge. Tu n’as pas besoin d’être Mick Jagger pour enregistrer un album.
Jean-Benoit : Nous avons rencontré Beth Hirsch par l’intermédiaire d’amis. Ensuite, j’ai entendu la démo de Minor Song, un morceau que j’ai trouvé très beau. On a discuté, on a fait un essai avec le morceau de Superdiscount et Les Professionnels et ça nous a plu.
Nicolas : À un moment, on ne savait plus trop dans quelle direction on allait. On a fait des essais avec différentes chanteuses. Ça n’a rien donné parce qu’on ne retrouvait pas l’esprit du groupe.
Jean-Benoit : Mais on tenait à ce qu’il y ait une présence féminine sur la disque… Beth chante tellement bien, tellement juste que cela donne un côté très classe à l’album.
Nicolas : Je crois qu’il est plus facile de travailler avec des femmes, car il s’établit un rapport de complicité. Avec les mecs, c’est souvent des rapports de rivalités. Moon Safari, c’est un disque fragile et il y a chez les femmes une fragilité qui est beaucoup plus attractive. Un homme n’arrive pas à se découvrir ou hésite à baisser son armure. Moon Safari, c’est un disque à fleur de peau, c’est notre manière d’accepter notre propre fragilité, nos faiblesses, notre féminité.

Sur le maxi Sexy Boy, on trouve également une très belle collaboration avec Françoise Hardy.
Nicolas : Dès que nous avons composé Jeanne, nous savions que seule Françoise Hardy pourrait chanter ce titre. Si on ne réussissait pas à la convaincre, le morceau finissait à la poubelle. C’était elle ou personne. Comme on n’avait pas envie de le foutre en l’air, on a eu le courage de lui demander.
Jean-Benoit : Pour écrire pour d’autres, il faut vraiment qu’il se passe quelque chose. Il faut une rencontre, une alchimie entre l’interprète et nous. Ce n’est pas évident. Avec Françoise, tout s’est merveilleusement bien passé mais on ne peut rien planifier. Jusqu’à présent, le morceau appelait l’interprète et c’était mieux ainsi. C’est nous qui sommes allés vers Jean-Jacques Perrey, vers Beth Hirsch, vers Françoise Hardy. Mais je ne sais pas si l’on pourra un jour supporter que l’interprète appelle le morceau. Ceci dit, cela peut être un nouveau défi. 

Et les concerts, vous y pensez, ce pourrait aussi pêtre un “nouveau défi” ?
Jean-Benoit : Jusque récemment, nous n’avions pas du tout envisagé de faire de la scène. On commence tout juste à y réfléchir mais nous voudrions évoluer vers quelques chose d’original. Air, c’est plutôt de la home-music alors comment transposer cela live ?
Nicolas : J’aime bien qu’il se crée une relation intime entre la musique et l’auditeur, avoir cette impression que la chanson a été écrite pour toi.  La musique doit être ressentie comme un cadeau. Il ne faut surtout pas que l’on perde ces notions sur scène même s’il y a du monde. Il faut donc que nous trouvions une idée qui recrée cette relation intime et chaleureuse avec le public. Cela dit, je ne conçois pas de donner des concerts qui reproduisent l’album. Je ne veux pas que les gens viennent dans l’espoir d’écouter le disque. Pour nous, il y autant de différences entre un album et un concert qu’entre un film et une pièce de théâtre.

Air
Air / Photo : Philippe Lévy

Un mot revient souvent à votre égard, comme pour Daft Punk il y a un an, celui de hype. Comment vivez-vous cela ?
Nicolas : Ce qui m’a toujours épaté chez Daft Punk, c’est leur détermination. On a toujours eu l’impression qu’ils savaient où ils allaient, qu’ils étaient vraiment sûrs d’eux. J’avais la sensation que rien ne pouvait les étonner parce qu’ils avaient tout prévu. Un jour, je suis allé faire écouter l’album à Guy-Manuel, je venais juste de récupérer une version masterisée. Comme il m’a dit trouver ça bien, j’ai osé lui demander : “Tu crois que ça va marcher ?” Il a rigolé : “Ah ça, on ne peut jamais savoir”. Et bien tu vois, ça m’a rassuré car même eux avaient des incertitudes. Je crois que c’est ça le piment de la vie, son romantisme.
Jean-Benoit : Sincèrement, je ne sais pas si le disque va marcher. Ce que je sais, c’est qu’en cas de succès, les gens vont seulement aimer une image de nous liée au disque qu’ils ont entre les mains. Et ça, c’est terrifiant. Mes idoles, c’est vraiment leur image que j’aime ou que j’ai aimé alors qu’ils ne sont certainement pas, en tant qu’être humain, comme je les imagine. Et cela va peut-être m’arriver. On va m’aimer pour ma musique, pas pour ce que je suis réellement.

Malgré les louanges, on a l’impression d’un cruel manque de confiance en vous.
Nicolas : Je me suis aperçu que nous n’étions pas sûrs de nous lorsque des gens ont critiqué l’album et que j’étais d’accord avec eux… C’est vraiment flippant.
Jean-Benoit : Pour moi, un artiste trop sûr de lui se ferme toutes les portes de la sensibilité. Pour avancer, il faut toujours se remettre en question.

Vous avez quand même conscience que vous risquez de faire quelques envieux ?
Nicolas : Mais j’espère bien que l’on fera des envieux, que l’on suscitera des vocations. Si ce disque marche, ce sera une nouvelle preuve que l’on peut faire quelque chose hors des sentiers battus et des critères commerciaux. Si l’on peut donner l’envie, l’énergie à des tas de gens de faire des disques, tant mieux. Moi, je joue de la musique depuis toujours et j’en jouerai jusqu’à la fin de ma vie. Je ne me vois plus faire autre chose. Je m’étais fait cette promesse un jour… Un jour, j’avais repéré une annonce d’un gars qui vendait un Korg MS20 et une Minipops. Et justement j’en cherchais une. Le type habitait Bordeaux, un village dans le 77, au sud de Paris. J’avais une mini et je suis parti avec ma copine. C’était génial, il faisait beau, on avait traversé la nature,  c’était très bucolique… On arrive dans une ferme où vivait une communauté hippie. Je rencontre le type, une sorte de sosie de Brian Eno. Il était avec sa femme et son gosse. On sentait qu’il n’avait vraiment plus d’argent, qu’il avait besoin de vendre son matériel même pour une bouchée de pain. On monte dans sa chambre, il me montre son synthé et la boite à rythmes. Et là, j’ai senti que pour la dernière fois de sa vie, il allait toucher ces instruments-là, on voyait que cela lui faisait de la peine parce qu’il adorait son instrument qu’il adorait pourtant. Sa femme était derrière lui avec son enfant. C’était très bizarre. Il avait derrière lui le côté raisonnable et devant, sa passion, sa folie. Il fallait qu’il fasse un choix. À la fin, je n’osais même plus lui acheter… Finalement, j’ai pris le lot. C’était terrible. En rentrant à Versailles, je me suis juré que jamais je ne les revendrais et que je ferais tout mon possible pour que son sacrifice serve à quelque chose.


Cette interview est originalement parue dans la RPM #18, datant de janvier/février 1998
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