Aimee Mann, Queens Of The Summer Hotel (SuperEgo Records)

Aimee MannDébut de la chanson, début de la consultation, le docteur dit :
Give me fifteen, give me fifteen, give me fifteen minutes
That is all I need to make the call
Give me fifteen, give me fifteen, give me fifteen minutes
Women are so simple after all.
Et hop : hôpital psychiatrique.
Pont :
You’re feminine, you’re crazy
Et hop, et fin de la chanson : le docteur ne demande pas plus de quinze minutes pour se prononcer, et prononcer sa sentence, et en reste là :
Give me fifteen.
Aimee Mann sort un nouvel album, et ce devrait être un événement – dans un monde meilleur – et c’est un événement.

Aimee Mann
Aimee Mann

Depuis Mental Illness en 2017, que sa concision et sa perfection avaient érigé en disque de chevet inusable, on attendait sans attendre un hypothétique nouveau disque de Mann, avec l’inévitable alternance d’appréhension et de confiance – est-ce que ça va être bien ? – est-ce que ça va être aussi génial ?
Puis on a aperçu : un album inspiré par le récit autobiographique Girl, Interrupted de Susanna Kaysen, dont l’adaptation cinématographique réalisée par James Mangold à la fin du siècle dernier, avec Winona Ryder et Angelina Jolie, a traversé l’Atlantique – contrairement au livre. Plus en détail : un album issu d’un projet d’adaptation en comédie musicale dudit récit, projet qui n’a comme tant d’autres pas vu le jour aux jours de la pandémie.
Curiosité – impatience – paroxysme.
Kaysen raconte dans son livre l’internement abusif dont elle a fait l’objet dans les années 1960 : la psychiatrie envoyait depuis longtemps et sans trop de peine les femmes jeunes ou moins jeunes dont on ne savait que faire – quelle place leur faire ? – des femmes, déborder, chez les humains ? – se rafraîchir les idées entre quatre murs, quitte à leur offrir des diagnostics en quinze minutes ou moins. Une autre histoire du patriarcat, la psychiatrie, qui comme toutes les autres dévore tout – on lit encore, en 2021, chaque jour le terme “hystérie” écrit et dit par qui ignore la violence de son étymologie – “maladie mentale (digne) de porteuse d’utérus” – on peut donner d’autres noms aux troubles psychiques, et éviter le lieu commun de leur usage, si on le veut bien – l’espoir fait vivre.
Give me fifteen.
C’est une histoire que Mann connaît aussi : après des années de bataille avec les labels – toutes les années 1990 – sans compter la décennie précédente, qui a vu son groupe ’Til Tuesday en voir des vertes et des pas mûres du même genre – quand enfin elle obtient l’indépendance artistique et financière au sein de sa propre structure – on ne lui reproche plus d’être “la chanteuse bizarre/pas souriante/pas en jupette/aux paroles trop intelligentes/etc.” – et la reconnaissance critique et publique – un incident suffit – une voiture qui emboutit son tour bus – elle s’effondre, dépression, refuse d’abord la thérapie, va en thérapie, découvre qu’elle souffre de stress post-traumatique – il y a les événements invraisemblables de son enfance, enlèvement par la mère avant qu’un détective privé ne la retrouve en Europe pour être ramenée au père – et il y a la position absurde, attendue, d’une chanteuse dans l’industrie, dans la pop, dans – ici.
Elle rencontre d’autres traumatisé·e·s lors de sa thérapie, se soigne, guérit. Rien n’est définitif – les acouphènes.
Elle enregistre un chef-d’œuvre qui succède à un autre, Lost in Space (2002) après Bachelor no2 (1999), évoquant allusivement l’épisode pourtant crucial. Puis vogue la carrière.
On lui propose ce projet de comédie musicale, elle accepte cœur en joie, le projet s’évapore, reste le présent Queens of the Summer Hotel – titré d’après un sublime poème d’Anne Sexton qui – tiens – a été internée dans le même établissement que Kaysen – le McLean Hospital.
Un premier extrait terrasse, parce qu’il s’agit de l’une des plus grandes chansons de sa carrière, Suicide is Murder.

Elle n’a jamais aussi bien chanté, et elle chante pourtant si bien, depuis si longtemps.
L’album terrasse aussi, d’une manière inédite : c’est un musical concentré. Imaginez un musical par Paul McCartney : c’est aisé et on sait son style, et on sait que ça dépassera ça. Imaginez à présent un musical par Aimee Mann : c’est tout aussi aisé à imaginer, et on sait son style de la même manière, et on sait tout aussi bien que ça dépassera ça, de très loin. Eh bien voilà – c’est là.
Il y a une valse intitulée Robert Lowell and Sylvia Plath. Il y a l’ouverture, You Fall, comme une mélodie de Brian Wilson arrangée par des adultes – elle y chante encore mieux.
Toutes les chansons ont l’inactualité de ce que l’on appelle le classicisme de Mann – l’art le plus intrépide – l’art le plus impossible – le plus nécessaire – avec les contrechants et arrangements du complice de longue date Paul Bryan – avec une familiarité conjuguée à une étrangeté stimulante : les chansons d’abord ont été pensées pour la scène, sont venues telles, sont désormais de la pop de chambre, de la pop acoustique diffusée depuis une platine et des enceintes – versant intime de l’écoute.
On ne peut que conseiller l’expérience.
Les guitares électriques sont éteintes : c’est affaire de cordes, de percussions plus que de batteries, de piano et de chœurs – toujours nombreux – de marches, de polkas, de chachachas. Certaines chansons, vignettes, sont courtes, très courtes – Checks – ou se développent. Rien n’est lourd ni nouveau riche, less is more.
Ensuite, c’est le jeu de l’auditeur qui a le droit de ne pas suivre, de ne pas envisager ce que peut receler une chanson intitulée You Could Have Been a Roosevelt – c’est son droit le plus strict – c’est parfois un peu strict, le droit.
Tous les disques d’Aimee Mann sont des événements, avec le recul, parce qu’avec le recul et de disque en disque, Aimee Mann confirme qu’elle est une artiste aussi importante que – qui ? – les bonhommes poètes à guitare ? – nos chéris Dylan, Cohen, Callahan ? – oui, ceux-là.
Le reste n’est affaire que de guérison.
I See You énonce le temps inexorable, personne d’autre, jamais, n’a chanté ça ainsi – je te vois.
Puis c’est fini.

Picture yourself
There, in the snow, turning blue
Get used to that being you
Picture yourself
Blood from the cut on your wrist
Checking for veins that you missed

’Cause suicide is murder
You’ve got to have
Motive, means, and opportunity
Suicide is murder
Pre-meditated, rehearsed tragedy

Motive is key
Count up the friends who would care
If there are none, then you’re there
Motive’s a must
Shame and self-loathing a plus
Tickets for under the bus

’Cause suicide is murder
You’ve got to have
Motive, means, and opportunity
Suicide is murder
Pre-meditated, rehearsed tragedy

But beware, ’cause anyone who knew you
Will be cursed, and part of them will also die
There’s no end to the asking of the question
Why?

So picture yourself
What sums up all of your ills?
Is it drowning, or bullets, or pills
And try to detach
You’re throwing the pills down the hatch
Or falling where no-one can catch

’Cause suicide is murder
You’ve got to have
The stomach for a heartless killing spree
Suicide is murder
Pre-meditated, rehearsed tragedy


Queens Of The Summer Hotel par Aimee Mann est disponible chez SuperEgo Records.

Une réflexion sur « Aimee Mann, Queens Of The Summer Hotel (SuperEgo Records) »

  1. Vachement bien écrit l’avis de Clément. J’aimais déjà les albums d’Aimee, à l’écoute ; si en plus on peut déguster le texte en dessert, c’est chouette.
    Bonne continuation Section 26.
    LR

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