Au moins nous reste-t-il le libre arbitre, le droit à la volte, l’opportunité de changer d’avis, que seuls les imbéciles se refusent. Ainsi ce matin étais-je parti sur un autre choix – à toute fin utile, je rappelle les règles de cette chronique : exhumer chaque jour un 45 tours de sa collection en lien avec la situation confinée, dérouler une géographie vinylique, intime, domestique, et tant qu’à faire un brin érudite. Les incursions politiques ne sont pas prohibées, non plus que recommandées, ce terrain glissant risquant d’occasionner de répréhensibles sorties de route.
Everyday Living, s’intitulait la chose, qui permettait de broder autour du quotidien, inexorablement dupliqué. Les rituels, tel le gâteau du jour ou le film de 17 heures – les gamins, attentifs à la thématique du confinement, ont décidé de prendre à rebours la filmographie de Tantine Quarantino – ou l’éternel retour du même, dont ce post chaque jour remis sur l’ouvrage dès potron-minet est l’exemple (le symptôme ?) le plus flagrant. Ainsi c’est Groundhog Day tous les matins, et j’angoisse désormais de croiser le visage de Bill Murray dans le miroir de la salle de bains. Au point que j’en suis venu à sélectionner I Got You Babe, la chanson qui, dans le film d’Harold Ramis, sempiternellement sourd du radio-réveil. Avant d’opérer un nouveau revirement, dubitatif sur les trombes d’enthousiasme que pourrait déclencher chez les lecteurs la scie de Sonny & Cher, et de revenir aux Woodentops. En prenant néanmoins le soin de troquer Everyday Living – leur seul single à avoir tambouriné à la porte des charts UK. Bon, pas bien fort, une seule semaine de 1986, à la 72ème place – contre un autre, plus représentatif de cette trépidation acoustique chère à la formation de Rolo McGinty. Rolo qui, après un passage éclair chez le Jazz Butcher – il tient la basse sur un titre de In Bath Of Bacon – monte les Woodentops la même année, en 1983, part en tournée avec Julian Cope puis propose à David Balfe, ex-acolyte du précédent au sein des Teardrop Explodes, de produire son premier simple, Plenty. Un certain Morrissey s’emballe, l’imposant Single of the week dans les colonnes du Melody Maker. Engouement justifié tant cette pop échevelée et galopante, taillée par ces compagnons menuisiers dans le même bois que les jouets de son enfance, faisait écho à certains des titres les plus rapides sur lesquels Steven Patrick faisaient tourner les glaïeuls, pendant que virevoltait la guitare de Johnny Marr. Ce parrainage permettait aux Woodentops de signer chez Rough Trade mais allait à la longue devenir aussi encombrant que le sparadrap du capitaine Haddock, tendant à enfermer les babillements du groupe de Northampton dans le couffin douillet mais par trop étriqué de la mouvance néo-Smiths, alors qu’on les voyait tout aussi bien glisser des échardes dans les Crazy Rythms des Feelies.
En l’espace de trois singles, les Woodentops allaient avec un art consommé du crescendo graver dans l’écorce leur marque de fabrique artisanale. Soit d’impétueuses cavalcades d’où débordent des flots mélodiques et un enthousiasme contagieux. Ça, c’est pour les faces A. Car dès que l’on retourne le disque, l’inquiétude se révèle et imprègne le sillon. Une vilaine fièvre, probablement d’origine tropicale, s’empare des percussions, la guitare tente d’endiguer la crise d’épilepsie qui vient, l’orgue hoquette avant de couler une bielle, laissant se répandre un épais mélange de bile et d’huile – écoutez Plutonium Rock, hautement radioactif. Et Rolo ne chantonne plus la tête dans les nuages, il râle, bégaie, psalmodie. Puis hurle, comme sur Steady Steady, son Frankie Teardrop à lui. Cet axe Suicide – Violent Femmes était déjà en germe sur Have You Seen The Lights ?, la b-side de Plenty, mais va dès lors s’imposer, en cette année 85, comme l’itinéraire bis des Woodentops, une voie buissonnière qu’on affectionne particulièrement. La mise en son des deux premiers, Move Me et Well Well Well, est créditée à Animal Jesus – donc à Andy Partridge, d’XTC. Le suivant, It Will Come, voit l’arrivée aux manettes de Swami Ananda Nagara – donc de John Leckie – ainsi que celle, à la batterie, de Benny Staples, appelé en renfort pour pallier à la démission de Paul Hookham parti jouer de la soul trotskiste au sein des Redskins. Avec le jovial Benny, la machine va s’emballer de plus belle, notamment sur scène, où l’ossature rockabilly apparait plus clairement.
J’aurai en un an vu les Woodentops trois fois. La première, début 86 – qui coïncide avec la sortie du mini-lp compilation Straight Eight Bushwaker –, ce fut au Théâtre du Forum, petite salle des Halles qui depuis a dû être transformée en Décathlon. La première fois est souvent la plus belle, en tout cas elle s’imprime comme telle dans ma mémoire. Sur la scène confetti – à peine plus grande que le studio de la graphiste-charpentière Panni Charrington où sera tourné le clip de It Will Come – le quintet fait tomber toutes les cloisons, Benny joue le plus souvent debout, tel une Moe Tucker en surpoids, et Rolo a des airs de pois sauteur mexicain. Toujours à la limite de la rupture, le groupe accélère le tempo comme s’il était pressé d’en finir, alors qu’une visible euphorie l’habite. Tout leur semble promis. Neuf mois plus tard, la donne a changé et la salle est plus grande. Le groupe a enregistré Giant, premier album sorti en juin chez Virgin en France et chez CBS aux États-Unis. Une pédale douce a été mise sur les rythmes endiablés et toute une galerie d’ornements habille les morceaux. Suicide, les épanchements lymphatiques et autres émanations toxiques étant priés d’aller contaminer ailleurs. Pour autant, même si la frénésie s’en est allée, l’album est magnifique et le concert à l’Elysée Montmartre va bien au-delà du service après-vente pour renouer, en ce jeudi 2 octobre, avec l’énergie fébrile de l’année précédente.
La dernière fois, six semaines plus tard, que je verrai Rolo et les siens, ce sera au Marquee à Londres pour eux, sur grand écran pour nous, dans le premier long métrage d’Olivier Assayas, Désordre – beau titre, et beau film, encore aujourd’hui. On trouve alors le 45 tours Get It On (à l’origine en face b de Well Well Well) en pressage français et dans les rayons de Carrefour.
It Will Come, c’est en effet venu, le succès et le reste, mais tout ça, inexplicablement, va très vite se flétrir. Wooden Foot Cops On The Highway, l’album suivant, en 1988, voit Woodentops prendre l’autoroute à contresens et s’emplafonner dans un cruel oubli.
Aujourd’hui, le morceau résonne avec une portée toute différente. Car ce n’est nullement un vœu pieu : il faudra bien, au plus vite, que quelque chose advienne. Et qu’on retrouve, libres et virevoltants, tous les sentiments et vents contraires qui animaient ce groupe météore.